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Full text of "Un Spiritualisme sans Dieu ; examen de la philosophe de M. Vacherot"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/unspiritualismesOOblan 


UN  SPIRITUALISME   SANS  DIEU 


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UN 


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SANS    DIEU 


EXAMEN  DE  LÀ  PHILOSOPHIE  DE  M.  VACHEROT 


PAR 


L'Abbé   Ei.ie  BLANC 

Professeur  de  PliilosopJiie  aux  l-\7cullcs  cJllioli.jucs  Je  I.yan 


(Extrait    de    la   C  o  n  t  r  o  \'  e  r  s  e     et     le     C  o  n  t  e  m  p  o  r  a  i  n  ) 


L  YO  ^TVC 

IMPRIMERIE    ET    LIBRAIRIE    VITTE    &    PERRUSSEL 

5  8,   RTE  SAI.  A  ET  PLACE  BELI,  ECOUR,   3  ET  5 

i885 


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UN 


SPIRITUALISME  SANS  DIEU 


Examen  de  la  Philosophie  de  M.  VACHE  ROT 


Il  est  des  vérités  si  bien  liées  entre  elles,  qu'il  paraît 
impossible  d'en  rejeter  une  seule  sans  abandonner  par  là 
même  toutes  les  autres.  Telles  sont,  par  exemple,  la  spiri- 
tualité de  l'àme,  le  caractère  absolu  de  la  vérité,  du  bien, 
du  devoir,  et  par-dessus  tout  l'existence  de  Dieu.  Il  semble 
qu'en  révoquant  en  doute  cette  dernière  vérité,  vjers  laquelle 
toutes  les  autres  convergent,  on  doive  hésiter  également  sur 
toutes  les  vérités  fondamentales  en  métaphysique,  en  mo- 
rale, en  psychologie.  Car  si  Dieu  n'existe  pas,  si  l'Etre  des 
êtres,  l'absolu  par  essence,  n'est  qu'une  idée  éphémère  de 
notre  esprit,  ou  tout  au  plus  une  réalité  vague  et  incon- 
sciente qui  prend  toutes  les  formes  dans  la  nature,  com- 
ment les  concepts  du  vrai,  du  beau,  du  bien  moral  et,  par 
là  même,  du  devoir,  répondraient-ils  à  un  objet  absolu  ?  Oté 
le  vrai  subsistant,  que  devient  la  vérité  dont  s'éclaire  notre 


h  UN    SlMRirrAI.lSMl-     SANS    DIEU 

intelligence  :  Oté  le  bien  subsistant,  que  devient  celui  qui 
attire  sans  cesse  notre  volonté  ?  Il  n'}'  a  pas  de  loi  morale 
sans  un  législateur  suprême,  et  le  devoir  ne  se  conçoit  pas 
sans  un  premier  droit  vivant. 

Les  vérités  psychologiques  ne  sont  pas  moins  compro- 
mises que  les  vérités  métaphysiques  et  morales.  Car,  si 
l'absolu  disparaît  du  champ  de  nos  spéculations,  s'il  ne 
nous  est  plus  permis  de  l'atteindre,  même  aux  heures  trop 
rares  où  notre  esprit  croit  s'élever  au-dessus  de  tout  ce  qui 
est  sensible  et  contempler  ce  qui  ne  passe  pas,  quelle  raison 
nous  reste-t-il  de  supposer  en  nous  une  faculté  distincte 
des  sens  ?  Si  Tabsolu  n'est  pas,  pourquoi  aurions-nous  la 
l'acuité  de  le  découvrir,  de  l'atteindre,  de  le  connaître?  Or, 
cette  faculté,  c'est  précisément  l'intelligence  ou  la  raison, 
qui  distingue  l'homme. 

L'existence  de  Dieu  nous  apparaît  donc  comme  une  vérité 
centrale,  importante  entre  toutes  :  la  ps3xhologie,  la  mo- 
rale, la  métaph3^sique  sont  menacées  dans  leurs  principes, 
si  cette  existence  est  positivement  révoquée  en  doute.  Il  est 
vrai  qu'on  peut  faire  abstraction  de  l'existence  de  Dieu  en 
traitant  de  ces  sciences  ;  mais  on  ne  peut  la  nier  ni  rien 
construire  de  solide  sur  cette  négation.  Toutes  les  sciences 
philosophiques  supposent  Dieu  ou  le  démontrent  de 
quelque  manière,  sous  peine  de  ne  pas  conclure. 

Mais  telle  n'est  point  la  manière  de  voir  de  beaucoup  de 
philosophes  de  ce  temps.  On  s'efforce  aujourd'hui  de  sépa- 
rer la  cause  de  Dieu  et  de  la  religion  de  celle  de  la  science. 
Les  mieux  intentionnés,  parmi  ceux  qui  poursuivent  ce 
dessein,  nous  affirment  que  la  religion  et  la  science  ont  tout 
à  gagner  dans  cette  séparation,  qui  s'imposerait  de  plus  en 
plus.  Que  la  religion,  que  la  théologie  qui  est  son  organe 
se  désintéresse  donc  de  la  psychologie,  de  la  métaphysique 
et  de  la  morale  scientifique,  car  elle  ne  peut  que  les  com- 
promettre ou  se  compromettre  elle-même.  Elle  sera  com- 
promise, si  elle  s'implique  dans  des  théories  de  métaphy- 
sique et  de  psychologie  ;  car  il  n'est  rien  de  plus  contesté 
aujourd'hui  que  la  métaphysique,  et,  d'autre  part,  la  ps}^- 
chologie  est  une  science  à  refaire,  elle  vient  à  peine  de 


U\    SPIRITUALISME    SANS    DIKU  7 


découvrir  sa  méthode.  A  son  tour  la  théologie  compromet- 
trait la  morale,  en  voulant  se  la  subordonner  ;  car  la  mo- 
rale est  la  plus  incontestée  des  sciences  :  la  théologie,  au 
contraire,  n'est  pas  moins  discutée  que  les  religions. 

Cependant,  nous  n'hésiterons  pas  à  soutenir  que  toutes 
les  sciences  philosophiques  et  religieuses  doivent  s'allier 
ensemble  et  s'éclairer  mutuellement.  S'il  n'est  pas  permis, 
ni  même  possible  aujourd'hui,  de  les  confondre,  il  n'est  pas 
permis  non  plus  de  les  séparer.  Aucune  d'elles  ne  peut  se 
désintéresser  impunément  des  autres.  Tout  se  tient,  tout 
s'enchaîne  dans  les  connaissances,  aussi  bien  que  dans  la 
nature.  L'union  est  même  d'autant  plus  étroite  que  les 
connaissances  sont  plus  élevées,  et  qu'elles  ont  pour  objet 
ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  dans  la  réalité.  Ce  n'est  pas  en 
se  rapprochant  du  centre  qu'on  doit  moins  céder  à  l'attrait 
de  l'unité  :  ce  n'est  pas  en  généralisant  ses  vues  qu'on  doit 
borner  et  rétrécir  ses  intentions.  Les  savants  devraient 
moins  s'ignorer  les  uns  les  autres  ;  ils  ne  peuvent  sans  dan- 
ger se  désintéresser  des  principes  et  des  conclusions  qui  ne 
leur  appartiennent  pas  directement.  Viendra  le  moment  où 
ces  principes  et  ces  conclusions  seront  tournés  contre  eux, 
et  ils  seront  condamnés  avant  d'avoir  été  entendus.  Aucune 
science  philosophique  en  particulier,  la  morale  peut-être 
moins  que  les  autres,  ne  peut  se  désintéresser  de  la  théo- 
dicée.  Il  n'en  est  pas  une  qui  puisse  se  flatter  de  résister 
victorieusement  à  toutes  les  attaques,  si  elle  n'invoque  ou 
ne  suppose  tôt  ou  tard  l'existence  de  Dieu.  Mous  nous  pro- 
posons aujourd'hui  de  le  constater  particulièrement  pour  la 
psychologie. 

Le  spiritualisme  peut-il  s'affranchir  de  la  théodicée  ou 
dénaturer  cette  science  ?  Peut-il  aboutir  impunément  à  la 
négation  d'un  Dieu  réel  et  personnel,  pour  ne  retenir  et  ne 
proposer  au  culte  de  l'âme  qu'un  Dieu  idéal,  ou  du  moins 
indéterminé  et  inconscient  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Le 
spiritualisme,  c'est-à-dire  cette  doctrine  psychologique  qui 
élève  la  raison  au-dessus  des  sens  et  lui  promet  la  même 
immortalité  qu'à  son  objet  qui  est  immuable,  implique 
nécessairement  l'existence  d'un  Dieu  digne  de  ce  nom.  Il 


s  UN    SPIRITIALISMI-:    SANS    1)1  KT 

n'v  a  pas  d  esprit  sans  le  Père  des  esprits.  Ainsi  Tavait  com- 
pris Victor  Cousin  :  «  Notre  vraie  doctrine,  écrivait-il, 
notre  vrai  drapeau  est  le  spiritualisme...  Elle  enseigne  la 
spiritualité  de  Tàme,  la  liberté  et  la  responsabilité  des  ac- 
tions humaines,  l'obligation  morale,  la  vertu  désintéressée, 
la  dignité  de  la  justice,  la  beauté  de  la  charité,  et,  par  delà 
les  limites  de  ce  monde,  elle  montre  un  Dieu  auteur  et  type 
de  l'humanité,  qui,  après  Tavoir  faite  évidemment  pour  une 
fin  excellente,  ne  l'abandonnera  pas  dans  le  développement 
mystérieux  de  sa  destinée,  'i;  » 

Telle  n'estpas  Topinion  de  M.Vacherot,  d'ailleurs  si  fidèle, 
sous  d'autres  rapports,  à  l'esprit  de  l'école  éclectique  [2].  Ses 


(i)   i5  juin  i853.  Avant-propos  du  TVj/,  du  Beau  et  du  Bien. 

(2)  M.  Vacherot  est  né  à  Langres  en  1800.  Il  entra  à  rÉcolc  nor- 
male en  1827,  professa  quelque  temps  la  philosophie  en  province,  fut 
reçu  agrégé  en  i833,  docteur  en  i836,  et  choisi  par  Cousin,  l'année 
suivante,  comme  directeur  des  études  à  l'Ecole  normale  II  remplit  en 
même  temps  les  fonctions  de  maître  des  conférences  de  philosophie 
et  suppléa  Cousin,  en  1839,  dans  sa  chaire  de  la  Sorbonne.  Son 
ouvrage  principal,  Histoire  critique  de  l'école  d'Alexandrie.,  3  vol.  in-8°, 
fut  publié  de  1846  à  i85i.  Ses  opinions  philosophiques  furent  vive- 
ment combattues  par  l'abbé  Gratry,  aumônier  de  l'École,  qui  donna 
sa  démission.  Le  directeur  lui-même  fut  mis  en  disponibilité  en  i85i, 
et,  l'année  suivante,  avant  refusé  le  serment  à  l'Empire,  il  fut  déclaré 
démissionnaire.  Ses  opinions  politiques  ont  été  exposées  notamment 
dans  La  Démocratie  (1859),  ouvrage  qui  eut  un  grand  retentisse- 
ment et  valut  à  son  auteur  une  sévère  condamnation  et  la  privation  de 
ses  droits  politiques,  maintenue  jusqu'en  1870.  En  1868,  ^I.  Vacherot 
a  remplacé  Cousin  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 
Maire  du  V*^  arrondissement  de  Paris  pendant  le  siège,  il  fut  élu 
représentant  de  la  Seine  à  l'Assemblée  nationale,  où  il  siégea  au 
centre  gauche.  Il  soutint  la  loi  de  la  liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur. —  Outre  les  deux  ouvrages  signalés  plus  haut,  on  a  encore  de 
lui  :  Théorie  des  premiers  principes  suivant  Aristote,  et  De  rationis 
auctoritate  (i836),  thèses  ;  la  rédaction  de  deux  volumes  du  Cours 
d'histoire  de  la  philosophie  au  xviii«  siècle,  professé  par  Cousin  en 
1819  et  1820;  École  sensualiste  (1839)  et  Ecole  écossaise  [i^^o]  \ 
une  Introduction  au  cours  d'histoire  de  la  philosophie  morale  au 
xix«  siècle,  du  même  professeur  (1841)  ;  une  Lettre  à  M.  l'abbé  Gratry, 
en  réponse  à  VEtude  sur  la  sophistique  contemporaine  [l'èli]  ;  la  Méta- 
physique et  la  Science  (i858),  2  vol.;  Essais  de  philosophie  critique 
(1864);  \di  Religion  (18681  :  la  Science  et  la  Conscience  (1870);  divers 
articles  dans  \e  Dictionnaire  des  sciences  philosophiques,  ô.e  M.  Franck, 
dans  la  Revue  des  D^ux-Mondes,  etc,  ;  enfin  le  Nouveau  Spiritua- 
lisme (1884^,  qui  fait  l'objet  principal  de  cette  étude. 


i:X    SPIKM  rUAlJSMK    SANS    DIKU  () 

opinions  philosophiques  ne  datent  pas  délier.  Après  une 
longue  et  laborieuse  carrière  consacrée  tout  entière  à  la  phi- 
losophie, il  peut  avoir  la  satisfaction,  bien  triste  à  certains 
égards,  de  se  dire  qu'il  n'a  pas  change  :  (c  J'étais  libre  pen- 
seur, écrit-il,  quand  le  nom  était  plus  iK)blement  porté.  Je 
garde  ce  nom,  dont  pouvaient  s'honorer  les  sincères  amis  de 
la  liberté,  alors  qu'il  y  avait  pour  eux  quelques  risques  à 
courir.  »  Mais  M.  Vacherot  n'est  pas  seulement  un  libre 
penseur.  Son  rationalisme,  qui  lui  est  commun  aujourd'hui 
avec  tant  d'autres  philosophes,  n'a  pu  s'arrêter  même  au 
déisme.  Tandis  que  Cousin  et  la  plupart  de  ses  successeurs 
établissaient  l'existence  d'un  Dieu  réel  et  personnel,  M.  Va- 
cherot s'est  refusé  obstinément  à  partager  leur  théodicée. 
Nous  dirons  pourquoi,  dans  la  suite  de  cette  étude.  Toute- 
fois, en  se  séparant  des  philosophes  de  son  école  sur  ce 
point  capital,  il  n'en  est  pas  moins  resté  un  partisan  décidé 
du  spiritualisme  et  de  la  morale  du  devoir,  un  défenseur 
déclaré  de  la  métaphysique  contre  le  mépris  et  les  entre- 
prises du  positivisme.  Dans  le  Noin>eau  Spiritualisme^  qui 
vient  de  sortir  de  sa  plume,  et  que  l'on  peut  regarder  comme 
son  testament  philosophique,  il  s'est  appliqué  à  résumer  et 
à  justifier  toutes  les  idées  principales  auxquelles  il  a  consa- 
cré sa  vie  et  ses  nombreux  écrits. 

On  ne  peut,  à  la  lecture  de  cet  ouvrage  où  l'auteur  a  con- 
*  dense  le  fruit  de  ses  meilleures  réflexions,  se  défendre  de 
deux  sentiments  bien  distincts  :  l'un,  de  sympathie  et  même 
d'admiration  ;  l'autre,  de  regret.  Ce  noble  esprit  qui,  depuis 
si  longtemps,  s'est  privé  de  la  foi  chrétienne,  lui  rend  par- 
fois les  hommages  les  plus  désintéressés  et  les  plus  écla- 
tants. N'ayant  guère  vu  le  christianisme  que  par  le  dehors, 
il  en  a  deviné  de  quelque  manière  le  dedans,  ou  plutôt  il 
s'est  souvenu  des  impressions  de  sa  jeunesse.  Au  lieu  de  les 
effacer  comme  un  remords  importun,  il  les  a  recueillies  pour 
les  goûter  avec  réflexion  ;  il  les  a  exprimées  avec  une  sorte 
de  complaisance  et  d'amertume  résignée  qui  fait  songer  à 
cette  âme  naturellement  chrétienne ,  vivante  dans  chaque 
homme  et  soupirant  toujours,  quoi  qu'il  fasse,  après  le 
Verbe  venu  pour  nous  délivrer  tous.  M.A\acherot  nous  rap- 


m  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIKU 

pelle  Joullroy  qui,  dans  un  âge  bien  différent,  mais  avec  la 
même  maturité  d'esprit  et  le  même  coup  d'œil  philoso- 
phique, appréciait  si  bien  quelquefois  le  christianisme, 
sans  avoir  pourtant  assez  de  courage  pour  y  rentrer.  Nos 
lecteurs  nous  sauront  gré  sans  doute,  avant  d'entreprendre 
cette  étude  sur  la  philosophie  de  Tun  des  penseurs  les  plus 
remarquables  de  ce  temps,  de  mettre  sous  leurs  yeux 
quelques-uns  de  ces  aveux  qui  honorent  toujours  celui  qui 
les  fait,  quelles  que  soient  d'ailleurs  les  restrictions  qu'il  y 
apporte. 

M.  A'acherot  a  fort  bien  compris  la  force  de  la  religion  et 
l'empire  bienfaisant  qu'elle  exerce  sur  les  âmes,  comme 
aussi  l'impuissance  de  !a  philosophie.  Il  sent  bien  que  la 
raison  ne  suffit  pas  à  l'homme  et  qu'il  lui  faut  en  outre  une 
croyance.  Mais  si  la  cro3^ance  est  nécessaire,  pourquoi  sup- 
poser que  la  foi,  même  la  mieux  motivée,  est  une  illusion  ? 
«  Quelque  opinion,  dit-il,  qu'on  ait  sur  la  vérité  objective 
du  mystère,  on  ne  peut  en  nier  la  vertu  psychologique. 
Toute  cro3'ance  sincère,  fut-elle  une  illusion,  a  une  puis- 
sance d'action  qui  lui  est  propre.  Elle  a  lait  et  fera  toujours, 
tant  qu'elle  restera  dans  le  cœur  de  l'homme,  des  miracles 
de  charité,  d'héroïsme,  de  sacrifice,  non  pas  seulement 
chez  les  individus  comme  la  science  et  la  philosophie 
peuvent  en  faire,  mais  encore  chez  les  peuples.  Voilà  ce  qui 
doit  faire  réfléchir  le  philosophe  dont  le  prosélytisme  serait 
tenté  de  gagner  les  foules  à  ses  doctrines.  )>  Puis  il  ajoute 
cette  parole  profonde  :  «  Quand  la  foi  en  sort,  sait-on  bien 
quelle  vertu  y  entre?  »  Il  cite  ensuite  ces  paroles  de  Miche- 
let  qu'il  s'approprie  :  «  Faisons  les  fiers  tant  que  nous  vou- 
drons, philosophes  et  raisonneurs  que  nous  sommes  au- 
jourd'hui. Mais  qui  de  nous,  parmi  les  agitations  du  mou- 
vement moderne,  ou  dans  les  captivités  volontaires  de 
l'étude,  entend  sans  émotion  le  bruit  de  ces  belles  fêtes 
chrétiennes,  la  voix  touchante  des  cloches,  et  comme  leur 
doux  reproche  maternel  ?  L'esprit  reste  ferme,  mais  l'âme 
est  bien  triste.  Le  croyant  de  l'avenir,  qui  n'en  tient  pas 
moins  de  cœur  au  passé,  pose  alors  la  plume  et  ferme  le 
livre  ;  il  ne  peut  s'empêcher  de  dire  :  Ah  !  que  ne  suis-je 


UN    sriKl  IL'ALIS.MJ-:    SANS    DUiU  II 

avec  eux,  un  des  leurs,  et  le  plus  simple,  le  moindre  de  ces 
enfants  !  » 

On  ne  peut  mieux  exprimer  cette  désolation  secrète, 
cette  douleur  calme  et  poignante  d'une  âme  qui  s'est  privée 
du  Dieu  de  son  enfance,  mais  qui  est  trop  bien  faite  pour 
se  consoler  jamais  de  l'avoir  perdu.  Une  réflexion  se  pré- 
sente naturellement  à  l'esprit  du  chrétien  qui  lit  ces  aveux 
navrants.  Pourquoi  se  montrer  si  cruel  envers  soi-même  et 
imposer  à  son  âme  le  poids  de  l'incrédulité  de  l'esprit? 
Si  l'incrédulité  était  juste,  elle  ne  serait  pas  si  difficile  à 
porter.  Les  vérités  supérieures  nous  délivrent  au  lieu  de 
nous  enchaîner,  et  surtout  elles  n'attristent  pas.  L'incrédu- 
lité n'entraîne  avec  elle  cette  tristesse,  ce  deuil,  que  parce 
qu'elle  manque  à  la  vérité.  Les  âmes  qui  ne  croient  plus, 
mais  qui  en  gémissent,  devraient  se  le  dire;  elles  devraient 
soumettre  leur  incrédulité  à  un  examen  sévère  et  plus  im- 
partial que  celui  que  leur  jeunesse  se  permit  prématurément 
et  qui  fut  la  ruine  de  leur  foi. 

Sans  doute  M.  Vacherot  n'a  pas  soumis  son  incrédulité 
à  la  critique,  comme  il  avait  autrefois  soumis  sa  croyance. 
Il  le  pourrait  cependant  mieux  que  bien  d'autres,  car  il 
n'ignore  pas  la  religion  dont  il  s'est  séparé.  Il  a  très  bien 
compris,  par  exemple,  que  le  mystère  central  du  christia- 
nisme, celui  qui  explique  toute  sa  force,  c'est  le  m3^stère 
d'un  Dieu  fait  homme  et  crucifié  par  amour.  «  Si  l'homme- 
Dieu  n'est  plus  que  l'homme  divin,  dit-il,  quelle  sera  sa 
puissance  sur  l'âme  chrétienne?  Quel  maître  de  morale 
vaudra  jamais  celui  dont  le  croyant  peut  dire  :  Ce  n'est  pas 
un  fils  de  Dieu,  c'est  Dieu  lui-même  qui  m'instruit  par  sa 
parole,  sa  vie  et  sa  mort.  «  En  eflet,  si  Jésus-Christ  n'est 
qu'un  sage  ou  un  prophète,  le  christianisme  change  de  ca- 
ractère. Et  même  comment  pourrait-il,  après  dix-huit  siè- 
cles, vivre  encore  de  l'esprit  que  lui  laissa  son  auteur?  Il 
n'y  a  qu'un  Dieu  qui  puisse  agir  de  la  sorte  dans  tous  les 
temps,  sur  toutes  les  âmes  et  sur  chacune  en  particulier;  il 
n'\^  a  qu'un  Dieu  qui  puisse  toucher  les  cœurs  et  entraîner 
les  peuples. 

La  seule   religion   qui  ait  donné   parfaitement  Dieu   à 


1  •  >  i:\  siMRiruALiSMi:  sans   diki: 

riionmic,  sans  abaisser  la  Divinité  et  sans  abuser  l'homme 
sur  sa  vraie  nature  et  sur  ses  infirmités,  c'est  assurément  le 
christianisme.  11  a   du  même  coup  fondé  la  vertu  d'humi- 
lité, qui   n'existait  pas  auparavant,   et  élevé  la  nature   hu- 
maine  à  une  dignité   que   le  paganisme  et  la  philosophie 
n'avaient  pas  espérée.  Le  commerce  de  la  Divinité  avec  l'hu- 
manité est  devenu   intime,  journalier,  populaire,  et  Dieu 
n'en  a  pas  été  diminué,  et  l'homme  n'a  été  que  plus  fortifié 
et  mieux  secouru.  Jésus-Christ,  homme  et  Dieu  tout  en- 
semble, crucifié   pour  ses  frères   et  ses  créatures,   est  le 
médiateur  de  cette  alliance  incomparable  qui  unit  la  Divinité 
miséricordieuse  à  l'humanité   soutirante.  De  là  un  amour 
pour  la  Divinité  que  nous  ne  trouvons  dans  aucune  autre 
religion.  Le  chrétien  est  épris  de  Dieu,  il  l'aime  passionné- 
ment, il  Taime  jusqu'au  martyre.  Car  le  martyre  n'est  pas 
seulement  un  acte  suprême  de  foi,  c'est  avant  tout  un  acte 
héroïque  de  souffrance  et  d'amour.  A  cet  amour  qui  s'élève 
sans  cesse  vers  Dieu  du  cœur  de  l'humanité,  répondent  des 
consolations  célestes,  qui  ne  cessent  de  descendre  sur  toutes 
les  souffrances  chrétiennement  supportées,  unies  aux  souf- 
frances de  Jésus-Christ.  Aucune  religion   n'a  consolé  les 
âmes  affligées  comme  le  fait  le  christianisme  :  c'est  qu'il 
est  la  religion  de  l'amour.  M.  Vacherotl'a  bien  compris.  Ici 
nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  le  citer  longuement  : 
c(  Le  plus  grand  miracle  de  la  religion,  celui   que  nulle 
science,  nulle  philosophie,  nulle  raison  ne  peut  faire  comme 
elle,  c'est  la  consolation  des  cœurs  blessés.  En  enseignant 
son  Dieu  aux  sages,  aux  forts,  aux  vaillants  de  ce  monde,  la 
philosophie  peut  leur  dire  :  «  Contemplez,  admirez,  oubliez 
vos  misères   devant  le   sublime  spectacle   de  l'ordre  uni- 
versel. ))  A  la  religion  seule  du  Dieu  fait  homme  appartient 
la  vertu  de  consoler  les  faibles  et  les  affligés,  en  leur  mon- 
trant le  Calvaire.  Qui  console  le  mieux  la  mère  pleurant 
aux  pieds  du  Crucifié  l'enfant  arraché   de  ses  bras  par  la 
marâtre  Nature?  Est-ce  la  vision  mystique  de  cet  enfant 
emporté  au  ciel  sur  les  ailes  des  anges,  si  douce  qu'elle  soit 
au  cœur  d'une  mère?  N'est-ce  pas  le  dialogue  muet  et  in- 
time entre  le  Dieu  qui  a  porté  sa  croix  et  la  pauvre  âme  qui, 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIKU  l3 

elle  aussi,  a  souffert  sa  passion  :  «  Seigneur,  je  succombe  à 
ma  douleur.  «  — ■  «  Je  pensais  à  toi  dans  mon  agonie;  j'ai 
versé  telles  gouttes  de  sang  pour  toi.  »  C'est  Pascal  qui 
parle.  On  ne  console  de  telles  tristesses  que  par  l'amour. 
L'espe'rance  elle-même  des  félicités  célestes  pour  les  chers 
êtres  perdus  n  y  suffit  pas.  Autre  dialogue  entre  la  sœur  de 
charité  et  son  Dieu  :  «  Seigneur,  je  porte  un  bien  lourd  far- 
deau de  misères,  w  —  «  Ma  fille,  au  jardin  des  Oliviers,  j'ai 
porté  le  poids  des  iniquités  de  l'Humanité  entière.  )>  Autre 
dialogue  encore  entre  la  femme  qui  tombe  et  le  maître  qui 
la  relève  :  «  Seigneur,  ne  suis-je  pas  indigne  de  votre  pitié?» 
—  ((  Que  celui  qui  est  sans  péché  te  jette  -la  première 
pierre.  )) 

((  Sainte  Thérèse  et  Pascal  le  sentaient  bien  :  le  seul  Dieu 
consolateur  est  celui  qu'on  peut  aimer.  Toute  âme  reli- 
gieuse qui  n'a  point  connu  le  mystère  de  la  Croix  peut 
craindre,  respecter,  adorer  l'Eternel,  se  résigner  et  se  sou- 
mettre à  ses  volontés,  comme  Job  sur  son  fumier,  dans  les 
épreuves  qu'il  lui  inflige.  Devant  sa  grandeur  et  sa  puis- 
sance, elle  ne  peut  se  consoler.  Si  la  raison  va  jusqu'à  Dieu 
le  Père,  le  cœur  ne  se  repose  qu'en  Dieu  le  Fils.  » 

C'est  dans  les  harmonies  du  christianisme  avec  le  cœur 
humain  que  gît  principalement  le  secret  de  sa  force.  Ne 
voir  dans  le  christianisme  qu'un  système  de  vérités  reli- 
gieuses rigoureusement  déduites  les  unes  des  autres,  et 
opposant  aux  attaques  de  l'hérésie  et  de  l'incrédulité  une 
résistance  invincible,  ce  ne  serait  le  connaître  que  par  le 
dehors.  L'Eglise  sans  doute  ne  s'est  jamais  désintéressée 
d'aucun  de  ses  dogmes  ni  de  la  manière  dont  ils  étaient  dé- 
fendus ;  elle  sait  très  bien  qu'ellç  ne  peut  sacrifier  aucune 
vérité  spéculative  sans  compromettre  son  existence  ou 
quelque  chose  de  son  action  sur  les  âmes  :  elle  ne  peut 
continuer  son  œuvre  de  salut  et  de  sanctification  qu'à  la 
condition  d'être  reconnue  pour  vraie  par  les  esprits,  et  d'au- 
tant mieux  qu'ils  sont  plus  affranchis  de  tout  préjugé  et 
plus  instruits.  Cependant  ce  qui  fait  sa  principale  force  et 
sa  vie,  c'est  quelque  chose  de  plus  intime  que  la  vérité, 
c'est  l'amour;  la  foi  n'est  que  la  préparation  et  la  sauvegarde 


14  l^N    Sl'llUri'Al.lSME    SANS    DIEU 

de  la  charitci  ;  ses  docteurs  ne  lui  feront  jamais  oublier  ses 
martyrs  :  la  doctrine  est  pour  la  sainteté.  M.  Vacherot  l'a 
bien  senti  et  il  Texprime  en  des  termes  tels  que  nous  ne 
saurions  rien  y  changer.  Mais  ce  qu'il  n'a  pas  compris  aussi 
bien,  c'est  que  la  Ibree  morale  du  christianisme  dérive  de 
sa  vérité  :  une  foi  qui  ne  serait  qu'une  pieuse  illusion, 
n'aurait  point  cette  efficacité  merveilleuse  ;  les  consolations 
profondes  et  durables  ne  s'appuient  que  sur  des  certitudes. 
Si  l'Eglise  seule  a  pu  consoler  l'humanité  et  lui  inspirer  cet 
amour  sans  pareil,  c'est  que  seule  elle  a  pu  l'instruire  et 
mériter  toute  créance. 

Il  ne  nous  suffit  donc  pas  que  nos  adversaires,  et  parmi 
eux  des  esprits  d'élite,  comme  M.  Vacherot,  conviennent, 
en  des  termes  qui  nous  toochent,  que  le  christianisme  est 
une  religion  admirable,  q^ui  seule  peut  consoler  les  cœurs, 
leur  faire  aimer  la  Divinité  et  moraliser  les  peuples  :  tout 
ce  qu'ils  nous  accordent  n'est  rien  encore  à  nos  yeux,  s'ils 
refusent  de  reconnaître  que  le  christianisme  est  autre  chose 
qu'une  généreuse  et  bienfaisante  illusion.  Le  christianisme, 
pris  dans  son  fond,  c'est  la  vérité  philosophique  et  reli- 
gieuse :  il  mérite  l'adhésion  des  philosophes  et  des  critiques 
aussi  bien  que  l'assentiment  et  le  respect  des  peuples. 

Mais  ici  nous  sommes  en  complet  désaccord  avec  M.  Va- 
cherot.Sa  philosophie  n'est  point  la  nôtre  :  malgré  de  nom- 
breux points  de  contact,  elles  sont  en  contrwdiction  l'une 
avec  l'autre  sur  des  parties  essentielles,  a  Je  pense  aujour- 
d'hui, dit-il,  tout  ce  que  j'ai  pensé  dans  ma  jeunesse  philo- 
sophique, sur  la  religion,  sur  la  philosophie,  sur  Dieu,  sur 
la  Providence,  sur  le  monde,  sur  l'âme  humaine,  sur  la  li- 
berté, sur  la  loi  morale.  »  Or,  quelles  sont  les  doctrines  de 
M.  Vacherot  sur  ces  grands  objets  de  la  pensée  ?  S'il  défend 
avec  nous  la  cause  du  spiritualisme  et  de  la  métaphysique, 
il  refuse  d'autre  part  d'admettre  l'ordre  surnaturel.  Et  non 
seulement  il  est  rationaliste;  mais  il  sacrifie  encore,  sinon 
l'existence,  du  moins  la  personnalité  de  Dieu,  tout  en  espé- 
rant se  garder  néanmoins  de  l'athéisme  et  du  panthéisme. 
Quelque  intenable  que  soit  en  elle-même  la  position  de  dé- 
fense qu'il  s'est  choisie,  il  a  su  la  fortifier  avec  art,  il  a  mis 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  ID 

à  profit  toutes  les  ressources  d'un  esprit  subtil  et  d'un 
savoir  très  étendu. 

Parmi  les  ve'rite's  particulières  qu'il  établit,  il  en  est  qu'il  a 
mieux  comprises  peut-être  qu'aucun  philosophe  de  son  école. 
Grâce  à  une  critique  sévère,  qui  sait  tenir  compte  de  tous 
les  progrès  accomplis  dans  les  sciences,  il  a  sacrifié  certaines 
théories  particulières  à  l'école  de  Cousin,  et  qui  compro- 
mettent la  cause  du  spiritualisme  au  lieu  de  lui  apporter  un 
vrai  secours.  Sa  philosophie  est  donc  préférable,  sous  cer- 
tains rapports,  au  rationalisme  et  au  déisme  de  certains 
philosophes  contemporains.  Et  alors  même  qu'il  abandonne 
les  vérités  essentielles  de  la  théodicée,  il  a  soin  de  tournei' 
contre  ses  adversaires  les  objections  les  plus  redoutables 
que  soulève  l'existence  d'un  Dieu  à  la  fois  nécessaire  en 
lui-même  et  libre,  infini  et  personnel,  que  rien  ne  limite,  et 
cependant  créateur  d'un  monde  qui  se  distingue  de  lui.  Il 
se  flatte  que  sa  métaphysique  seule  lui  permettra  d'éviter 
ces  objections  sans  tomber  dans  aucune  absurdité. 

Nous  devons  le  suivre  dans  l'exposé  de  cette  doctrine, 
résumer  sa  pensée,  en  saisir  les  principaux  traits,  montrer 
ce  qu'elle  contient  de  conforme  à  la  philosophie  chrétienne 
et  signaler  les  concessions  injustes  faites  à  nos  communs 
adversaires,  en  un  mot  relever  tout  ce  qui  nous  paraîtra 
faux  ou  incomplet.  Nous  suivrons  à  cet  effet  le  même  ordre 
général  que  l'auteur.  Nous  apprécierons  avec  lui  les  tenta- 
tives qui  ont  été  renouvelées  depuis  Kant,  pour  constituer 
une  métaphysique  et  avec  elle  le  spiritualisme.  Nous  discu- 
terons ensuite  les  méthodes  employées  et  les  doctrines 
principales  concernant  la  matière,  l'âme  et  Dieu.  Enfin 
nous  tirerons  nos  conclusions,  et  nous  nous  prononcerons 
à  notre  tour  sur  cette  évoliition  présentée  aujourd'hui 
comme  le  dernier  mot  de  toute  philosophie  et  qu'il  est 
possible  d'entendre  de  manières  si  différentes.  Nous  serons 
obligé,  au  cours  de  cette  étude  et  de  ces  discussions,  de 
toucher  à  des  objets  bien  nombreux  et  bien  divers;  mais 
nous  ne  perdrons  pas  de  vue  notre  principal  but  :  faire 
connaître  la  métaphysique  et  le  spiritualisme  de  M.  Va- 
cherot,  et  en  montrer  l'insuffisance. 


l6  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 


APERÇU     HISTORIQUE 

1°  Ecole  de  la  spéculation.  —  A  la  fin  du  siècle  dernier, 
la  cause  de  la  métaphysique  paraissait  définitivement  perdue 
en  France  aussi  bien  qu'en  Angleterre  et  en  Allemagne.  Le 
sensualisme  de  Condillac, le  scepticisme  de  Hume,  la  Criti- 
que de  la  raison  pure  de  Kant,  sans  compter  les  sarcasmes 
de  Voltaire,  lui  avaient  porté  des  coups  qui  semblaient 
devoir  être  mortels.  Mais  si  l'esprit  humain  peut,  dans  cer- 
tains moments  de  découragement  ou  de  dépit,  renoncer  aux 
recherches  métaphysiques,  il  ne  tarde  pas  à  revenir  sur 
cette  mauvaise  résolution.  On  le  vit  bientôt  en  Allemagne 
et  en  France.  Les  successeurs  de  Kant  :  Fichte,  Schelling, 
Hegel,  tout  en  héritant  de  sa  méthode  et  en  continuant  son 
idéalisme,  n'héritèrent  pas  de  sa  réserve  spéculative  et  de 
son  demi-scepticisme  ;  ils  essa3^èrent  de  pénétrer  avec  la 
raison  pure  dans  ce  monde  des  essences,  des  noumènes, 
que  Kant  avait  prétendu  fermer  à  jamais.  L'audace  des 
nouveaux  métaphysiciens  fut  même  d'autant  plus  grande 
que  la  timidité  de  Kant  avait  été  excessive. 

Celui-ci  avait  prétendu  que  nous  ne  pouvons  connaître 
les  choses  extérieures  en  elles-mêmes,  mais  que  toute  la 
connaissance  que  nous  en  avons  est  relative.  Fichte,  son 
successeur  immédiat,  lui  accorde  que  le  monde  extérieur 
ne  peut  être  connu  par  son  action  sur  le  moi  ;  mais  il  pré- 
tend trouver  toute  la  science  dans  le  moi,  et  faire  dériver 
toute  conclusion  philosophique  d'un  seul  principe  donné 
par  la  conscience.  D'après  lui,  nous  n'avons  pas  à  nous 
occuper  des  noumènes  extérieurs  :  le  moi  seul  existe  pour 
le  philosophe,  puisque  le  moi  seul  est  intelligible;  il  est 
tout  le  monde  de  la  connaissance;  et  c'est  ainsi  que  Fichte 
s'apprête  à  substituer  un  dogmatisme  nouveau  au  scepti- 
cisme métaphysique  de  Kant.  S'il  faut  l'en  croire,  le  moz', 
principe  suffisant  de  toute  métaphysique,  est  absolu,  il  est 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  I  7 

infini,  il  se  pose  lui-même.  En  prenant  conscience  de  lui- 
même,  il  se  distingue  du  non-moi  ou  du  monde,  c'est-à-dire 
qu'il  se  limite,  qu'il  devient  fini,  qu'il  se  dresse  à  lui-même 
un  obstacle,  afin  de  le  franchir  et  de  s'agrandir  par  la  lutte. 
Mais  comme  cette  limite  est  posée  en  lui-même,  il  s'ensuit 
que  le  moi  et  le  non-moi  ne  s'excluent  qu'en  apparence  et 
qu'ils  tendent  à  se  réunir  dans  une  synthèse  supérieure. 

Sans  entrer  davantage  dans  l'exposé  de  ce  système,  on 
voit  déjà,  par  ces  quelques  traits,  qu'il  consiste  dans  une 
prodigieuse  exaltation  du  moi.  Dieu  est  confondu  avec  le 
moi  individuel,  faible  et  borné,  qui,  en  nous,  s'est  éveillé 
un  jour,  à  la  lumière  de  la  pensée,  et  depuis  lors  n'a  cessé 
de  croître  en  savoir  et  en  espérances.  Comme  si  l'ambition 
la  plus  vaste  et  l'assurance  de  l'immortalité  pouvaient  fer- 
mer les  yeux  du  moi  sur  ses  infirmités  incurables,  les  dan- 
gers qui  le  menacent,  et  sa  modeste  origine  !  Mais  Fichte  a 
oublié  cette  dépendance  essentielle  du  moi  humain,  et  cette 
force  incertaine  qui  n'est  faite  le  plus  souvent  que  de  fai- 
blesses. Tandis  que  Spinosa  avait  placé  à  l'origine  des 
choses  une  substance  unique,  se  développant  selon  deux 
lignes  parallèles  en  quelque  sorte,  l'une  spirituelle  et  l'autre 
matérielle,  Fichte  place  à  l'origine  le  moi,  qui  se  dédouble 
en  sujet  et  en  objet,  c'est-à-dire  en  moi  et  en  non-moi, sans 
perdre  cependant  son  unité  essentielle  et  primitive.  Entre 
le  panthéisme  de  l'un  et  celui  de  l'autre  y  a-t-il  une  grande 
différence  ?  Le  panthéisme  de  Spinosa  paraît  moins  mons- 
trueux. C'est  en  vain  que  Fichte  essaya  de  se  justifier  en 
distinguant  du  moi  personnel  un  moi  divin,  infini,  prin- 
cipe et  sujet  de  tous  les  moi  individuels.  Cette  distinction 
est  insuffisante,  et  elle  n'est,  dans  le  système  de  Fichte, 
qu'une  impossibilité  de  plus. 

M.  Vacherot  n'a  pas  de  peine  à  montrer  l'insuffisance  de 
cette  métaphysique  prétentieuse,  qui  aboutit  à  un  égoïsme 
transcendantal.  Il  signale  les  protestations  que  souleva  cette 
doctrine,  en  Allemagne,  de  la  part  de  Jacobi,  interprète  aussi 
exact  que  passionné  du  sentiment  et  du  sens  commun. 
Jacobi  répudie  également  le  panthéisme  de  Spinosa,  le 
scepticisme  de  Hume,  l'idéalisme  de  Kant,  la  Doctrine  de 


l8  U.\'    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

la  sciefice  de  Fichtc.  Toutes  les  vérités  fondamentales  de 
la  philosophie  :  l'existence  d'un  Dieu  personnel,  la  réalité 
des  objets  de  nos  connaissances,  le  caractère  absolu  du 
devoir,  l'origine  divine  de  l'âme  humaine,  il  ne  cesse  de  les 
artirmer  avec  enthousiasme,  de  les  défendre  envers  et  contre 
tous.  Le  doute  de  ces  philosophes  idéalistes  qui  n'osent 
affirmer  l'existence  de  ce  qu'ils  voient  et  de  ce  qu'ils  com- 
prennent, n'excite  que  son  dédain  et  ses  railleries.  «  Je  me 
ris,  dit-il,  de  ces  philosophes  qui  se  tourmentent  à  expli- 
quer comment  nous  savons  que  quelque  chose  existe  hors 
de  nous.  J'ouvre  l'œil,  j'écoute,  j'étends  la  main,  et  je  sens 
à  l'instant  le  rapport  du  toi  au  jjîoi\  du  moi  au  no7i-moi.  Je 
vois  par  là-même  que  je  sens  autre  chose  que  moi;  toute 
chose  que  j'apprends  à  connaître  ajoute  au  sentiment  de  ma 
propre  existence.  Et  une  vie  que  je  viens  à  sentir  hors  de 
moi,  semblable  à  la  mienne,  quelle  puissance  nouvelle  elle 
donne  à  ma  vie  !  Enfin  Dieu  reconnu  par  moi  porte  au 
comble  ce  sentiment  de  ce  que  je  suis.  » 

Malheureusement  Jacobi,  admirable  comme  interprète 
du  sentiment  et  du  sens  commun,  était  insuffisant  comme 
métaphysicien.  Habile  à  montrer  l'impuissance  et  le  ridi- 
cule de  ses  adversaires,  il  était  incapable  de  refaire  lui-même 
l'œuvre  qu'ils  avaient  tentée  inutilement.  Ennemi  de  tout 
esprit  spéculatif,  il  ne  pouvait  satisfaire  la  curiosité  méta- 
physique de  ses  contemporains.  Cette  légitime  et  insatiable 
curiosité  trouvera  toujours  trop  légère  la  philosophie  du 
sentiment  et  du  sens  commun  :  il  lui  faut  un  savoir  plus 
profond;  il  lui  faut  des  connaissances  plus  hautes;  elle 
aspire  à  une  explication  générale  et  vraiment  philosophique 
des  choses;  les  insuccès  décevants  qu'elle  aura  subis  ne  la 
décourageront  que  momentanément,  ils  ne  l'empêcheront 
pas  de  se  jeter  hardiment  dans  de  nouvelles  aventures. 

L'audace  métaphysique  de  Fichte  trouva  donc  des  imita- 
teurs. L'un  de  ses  disciples,  Schelling,  ne  tarda  pas  à  trans- 
former l'idéalisme  subjectif  du  maître  en  idéalisme  objectif. 
Il  s'appuya,  à  cet  effet,  sur  le  principe  d'identité.  D'après 
Schelling,  tous  les  contraires,  et  en  particulier  l'idéalisme 
et  le  réalisme,  l'idée  et  l'objet,  s'identifient  dans  l'absolu, 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  IQ 

principe  supérieur.  Toutes  les  essences,  tous  les  noumènes, 
dont  Fichte  n'avait  fait  que  des  intelligibles,  des  détermi- 
nations de  notre  pensée,  sont  donc  objectifs:  ce  sont  des 
objets,  des  réalités  dans  l'intelligence  divine. 

Cette  première  vue  de  Schellingpeut  paraître  plausible  à 
certains  égards,  et  il  serait  même  facile  de  la  justifier.  Déjà, 
avant  lui,  Malebranche  et  mieux  encore  les  scolastiques, 
avaient  très  bien  remarqué  qu'en  Dieu  l'idéal  et  le  réel,  la 
vérité  et  la  réalité,  le  droit  et  le  fait  ne  font  qu'un.  L'es- 
sence divine  exprime  souverainement  tout  ce  qui  existe  ou 
peut  exister,  et  c'est  par  elle  que  Dieu  se  connaît  lui-même 
et  qu'il  connaît  toutes  les  réalités.  L'essence  divine  est 
l'idéal  que  recherche  et  que  reproduit  continuellement  et  à 
sa  manière  toute  la  nature,  et  cet  idéal  est  en  même  temps 
la  suprême  réalité.  Tout  ce  qui  existe  dans  le  monde,  toute 
réalité  finie  se  retrouve  en  Dieu,  moins  la  limite,  sous  une 
forme  supérieure,  idéale  et  réelle  tout  ensemble.  Tandis 
que  la  réalité  des  objets  que  nous  connaissons  est  opposée 
à  notre  connaissance  et  qu'on  ne  peut  substituer  celle-ci  à 
ce  qu'elle  exprime,  en  Dieu  la  connaissance  s'identifie  avec 
son  objet  principal  et  adéquat.  A  la  différence  de  cet  être 
purement  abstrait,  qui  est  une  forme  de  notre  esprit  et  qui 
n'a  pas  d'autre  réalité  formelle  que  dans  cet  esprit  qui  le 
conçoit,  l'Etre  suprême  est  à  la  fois  le  plus  transcendant 
et  le  plus  réel  :  c'est  un  idéal,  c'est  l'Idéal  même,  mais 
concret  et  subsistant;  c'est  l'Etre,  c'est-à-dire  un  être  qui 
est  individualisé  par  sa  transcendance  même,  et  qui  pour  se 
distinguer  du  monde  n'abandonne  aucune  des  réalités,  au- 
cune des  perfections  qui  se  retrouvent  dans  le  monde  sous 
une  forme  inférieure  et  limitée.  Opposées  entre  elles,  si 
nous  les  observons  dans  le  monde  parmi  les  créatures, 
toutes  les  perfections  se  retrouvent  en  Dieu,  leur  principe, 
sous  une  forme  suprême,  qui  leur  permet  de  se  concilier. 

Si  Schelling  ne  s'était  pas  proposé  d'enseigner  autre 
chose,  nous  ne  pourrions  que  souscrire  à  ses  premières 
vues  métapjiysiques.  Nous  l'approuverions  encore  lorsqu'il 
affirme  que  la  science  de  l'esprit  et  la  science  de  la  nature 
sont  parallèles.  Il  est  incontestable,  en  effet,  que  la  science 


•20  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

de  Dieu  est  la  cause  des  choses,  c'est-à-dire  que  rien  n'est 
produit  dans  la  nature  que  Dieu  n'ait  connu,  mesuré,  dis- 
tribué avec  ordre,  et  disposé  pour  certaines  fins.  Si  l'intelli- 
gence humaine  pouvait  lire  dans  la  pensée  du  Très-Haut 
et  sa  volonté  toute-puissante,  elle  assisterait  réellement  à 
tous  les  événements  de  l'histoire;  car  tout  ce  qui  se  fait  est 
connu  de  Dieu,  et  ne  se  fait  que  dans  la  mesure  où  il  est 
connu  de  Dieu,  et  par  son  concours. 

Mais  telle  n'est  point  la  doctrine  de  Schelling.  Il  n'établit 
pas  comme  nous  une  distinction  totale  en  même  temps 
qu'une  subordination  non  moins  complète,  entre  l'homme 
et  Dieu  ou  l'Absolu  subsistant,  entre  l'être  fini  et  l'Etre 
infini.  D'après  lui,  la  raison  humaine  est  identique  au  fond 
avec  l'intelligence  divine.  De  là  le  panthéisme  dont  il  fut 
accusé  et  dont  il  n'a  pas  réussi  à  se  disculper.  M.  Vacherot, 
dont  la  philosophie  a  d'ailleurs  tant  d'affinité  avec  celle  de 
Schelling,  ne  fait  point  difficulté  de  l'avouer.  Après 
avoir  résumé  celle-ci  dans  un  tableau  systématique,  il 
ajoute  :  «  On  y  reconnaît  tout  d'abord  ce  panthéisme  qui 
sonnait  mal,  même  à  des  oreilles  allemandes,  que  toutes 
les  explications  n'ont  pu  atténuer,  et  que  toutes  les  équivo- 
ques n'ont  pu  cacher.  Dieu  est  le  Tout,  et  le  Tout  est  Dieu. 
Que  Schelling  ait  cru  de  bonne  foi  échapper  à  l'accusation 
que  soulève  ce  terrible  mot,  en  spiritualisant,  en  idéalisant 
le. monde  réel,  il  n'y  a  point  à  en  douter.  Mais  panthéisme 
spiritualiste  ou  panthéisme  matérialiste,  c'est  toujours  le 
panthéisme,  du  moment  que  l'identité  du  créateur  et  de  la 
créature  est  affirmée.  » 

M.  Vacherot  expose  ensuite  brièvement  la  métaphysique 
de  Hegel,  pour  laquelle  il  n'éprouve  pas  moins  de  sympa- 
thie que  pour  celle  de  Schelling.  Celui-ci  avait  laissé  des 
vues  très  remarquables  et  pleines  de  poésie  sur  la  philoso- 
phie de  l'esprit  et  celle  de  la  nature  -,  mais  ses  doctrines 
manquaient  de  cohésion,  elles  ne  formaient  pas  un  système. 
Le  logicien  du  panthéisme  allemand  fut  Hegel.  D'abord 
disciple  de  Schelling,  il  ne  tarde  pas  à  s'en  affranchir  et  à 
fonder  un  système  qui  lui  est  propre.  Il  se  propose  de  dé- 
montrer ce  que  Schelling  n'a  fait  que  montrer,  et  il  se  ser- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  2  1 

vira,  à  cet  ellet,  de  la  méthode  de  Fichte,  mais  en  la  perfec- 
tionnant. En  général,  tous  ces  philosophes  allemands  se 
piquent  moins  d'être  des  créateurs  que  des  imitateurs  ; 
mais  leur  philosophie  n'est  traditionnelle  qu'en  apparence, 
elle  ne  peut  s'établir  que  sur  la  ruine  des  autres. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Vacherot  dans  l'analyse  qu'il  a 
faite  ailleurs  de  la  philosophie  hégélienne,  ni  dans  les  con- 
sidérations sommaires  que  contient  le  Nouveau  Spiritua- 
lisme. Nous  nous  bornerons  à  remarquer  avec  lui  que  les 
efforts  gigantesques  du  penseur  allemand  n'ont  pas  réussi 
à  fonder  une  métaphysique  et  une  logique  durables.  La  S3m- 
thèse  encyclopédique,  vraiment  monumentale,  dont  il  fut 
l'habile  organisateur,  ne  possède  qu'une  unité  chimérique  : 
toutes  les  parties  de  ce  vaste  corps  ne  sont  réunies  entre 
elles  que  d'une  manière  artilicielle.  Si  la  philosophie  alle- 
mande a  pu  en  imposer  quelque  temps  par  ses  proportions 
colossales,  elle  n'en  impose  plus  aujourd'hui  qu'on  recon- 
naît qu'elle  manque  d'architecture  et  surtout  de  fonde- 
ments solides.  Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  réunir  sous  des 
formules  générales  toutes  les  connaissances  supérieures  de 
l'esprit  humain,  la  philosophie  de  l'esprit,  la  philosophie 
de  la  nature,  celle  de  l'histoire,  de  la  religion,  du  droit,  de 
l'art,  etc.,  il  faut  encore,  et  surtout,  que  la  logique  et  la  mé- 
taphysique qui  servent  de  fondement  à  cette  construction 
colossale,  aient  la  solidité  nécessaire  et  ne  soient  pas  une 
œuvre  arbitraire  de  la  pensée. 

Avec  Hegel  se  terminent  les  tentatives  de  l'école  de  la 
spéculation  pour  constituer  une  métaphysique  a  priori. 
((  ^Hégel  est  le  plus  grand  et  peut-être  le  dernier  héros  de 
ces  grandes  aventures  de  la  métaphysique.  )>  Aujourd'hui 
l'Allemagne  paraît  être  revenue  de  ses  illusions  sur  ce 
point  ;  elle  goûte  de  nouveau  l'extrême  réserve  de  Kant, 
qui  interdit  la  connaissance  des  noumènes  à  la  raison  pure, 
quand  elle  n'est  pas  entraînée  par  son  sens  positif  jusqu'au 
matérialisme.  Elle  observe,  elle  expérimente,  elle  analyse; 
elle  n'est  guère  curieuse  que  de  science  positive  et  de  forte 
érudition  ;  «  la  physique  a  remplacé  la  métaphysique  ,  la 
physiologie  a  succédé  à  la  théologie  ».  Mais  si  l'Allemagne 


22  UN    MMKH  L'AI.lSMl-:    SANS    DllîU 

dcscspcrc  ainsi  de  la  métaphysique,  et  rabandonne  d'autant 
plus  qu'elle  en  était  plus  éprise,  en  sera-t-il  de  même  de  la 
France  :  Il  est  temps  de  rappeler  les  efforts  qui  ont  été  ten- 
tés chez  nous  par  diverses  écoles  pour  constituer  la  méta- 
physique et  particulièrement  le  spiritualisme  sur  des  bases 
nouvelles. 

On  peut  ramener  ces  écoles  à  trois,  comme  le  fait 
M.  A'acherot  :  celle  de  la  raison,  avec  Cousin  et  plusieurs 
de  ses  successeurs  ;  celle  de  la  tradition  ;  celle  de  la  con- 
science. 

2"^  Ecole  de  la  raison.  —  Il  est  particulièrement  intéres- 
sant et  instructif  d'assister  aux  efforts  tentés  par  Cousin  et 
ses  premiers  disciples  pour  constituer  la  métaph3'sique  et 
faire  triompher  le  spiritualisme.  Avec  sa  théorie  incom- 
plète, sinon  fausse,  de  l'origine  des  idées  et  de  la  person- 
nalité humaine,  l'école  éclectique  ne  pouvait  s'appliquer  à 
la  réfutation  du  sensualisme  sans  courir  un  danger,  celui 
de  dépasser  le  but.  Or,  en  philosophie,  l'excès  n'est  pas 
moins  funeste  quelquefois  que  l'insuffisance.  Le  spiritua- 
lisme peut  donc  avoir  ses  dangers  :  on  l'avait  déjà  vu  par 
Descartes.  Une  métaphysique  qui  néglige  trop  les  objets 
sensibles,  les  seuls  offerts  à  notre  expérience  immédiate, 
risque  de  rompre  avec  la  réalité  et  de  se  confondre  avec  les 
constructions  chimériques  d'une  pensée  qui  ne  saisit  qu'elle- 
même.  Toute  l'erreur  de  l'école  spéculative  allemande  a  été 
précisément  dans  cette  exagération  de  prétentions  méta- 
physiques. 

Mais  comment  trouver  un  juste  milieu,  qui  soit  à  égale 
distance  des  erreurs  diverses  qui  menacent  la  métaphysique 
et  le  spiritualisme?  Nous  croyons  qu'on  ne  peut  le  rencon- 
trer et  s'y  tenir  que  grâce  à  une  théorie  satisfaisante  sur 
^l'origine  des  idées  et  la  nature  du  composé  humain. 
Mais  l'école  éclectique  était  loin  d'admettre  les  prin- 
cipes de  la  psychologie  scolastique  :  elle  héritait , 
pour  une  partie,  de  la  doctrine  de  Descartes  ;  elle  s'ap- 
propriait en  même  temps  la  doctrine  du  sens  commun 
de  l'école  écossaise  ;  enfin,  elle  cro3^ait  devoir  s'inspirer  dans 
une  certaine  mesure  de   la   philosophie   allemande.  Il  lui 


UX    SPJUnUALlSMK    SANS    DllUJ  2.^ 

était  dirticile  de  combiner  ces  éléments  disparates  et  de  ne 
pas  être  trahie  autant  qu'aidée  par  des  alliés  si  diilerents. 
On  ne  tarda  pas  à  le  voir.  Mais  il  est  bon  d'appuyer  ici  nos 
propres  observations  de  celles  de  M.  Vacherot,  qui  a  vécu 
lui-même  au  milieu  de  cette  école,  qui  a  connu  le  maître  et 
qui  futFun  de  ses  plus  brillants  disciples. 

Les  premiers  adversaires  que  l'école  française  eut  à  com- 
battre, furent  les  sensualistes  et  les  matérialistes  du 
xvin'^  siècle,  dont  les  doctrines  prévalaient  encore.  Locke, 
Condillac  et  leurs  disciples  furent  réfutés  avec  une  abon- 
bance  de  preuves,  une  richesse  d'observations,  une  vigueur 
et  une  éloquence  remarquables.  Cousin  insista  justement 
sur  le  caractère  de  nécessité  et  d'universalité  propre  à 
certaines  idées  et  à  certains  jugements.  Ce  caractère  est 
inexplicable  dans  la  théorie  des  sensualistes,  qui  font  déri- 
ver toutes  nos  idées  et  toutes  nos  connaissanses  exclusi- 
vement des  sens.  Conimcnt  pourrions-nous,  par  exemple, 
avoir  l'idée  de  l'infini,  de  l'absolu,  du  nécessaire,  si  toutes 
nos  connaissances  nous  venaient  des  objets  sensibles,  c'est- 
à-dire  des  objets  finis,  contingents,  variables,  déterminés 
dans  Tespace  et  dans  le  temps  ?  Il  faut  donc  admettre  en 
nous  un  principe  de  connaissance  distinct  des  sens,  à 
savoir  la  raison  ou  l'intelligence,  à  la  quelle  il  appartient 
de  découvrir  les  vérités  supérieures.  Ainsi  la  thèse  fon- 
damentale du  spiritualisme  était  démontrée. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  de  triompher  du  sensualisme,  il 
fallait  répondre  aux  objections  des  sceptiques  et  du  plus  re- 
doutable d'entre  eux  :  il  fallait  répondre  à  Kant  et  à  la 
Critique  de  la  raison  pure.  Cousin  ne  désespéra  pas  de 
remporter  cette  victoire.  Il  eut  recours  pour  cet  eftet  à  la 
théorie  de  la  raison  impersonnelle.  Kant  avait  prétendu  que 
nos  idées  pures  n'étaient  peut-être  que  des  modes  de  notre 
esprit,  auxquels  ne  répondait  rien  de  réel,  et  que  les  juge- 
ments spéculatifs,  les  axiomes  de  métaphysique,  qui  s'im- 
posent à  notre  connaissance,  n'étaient  peut-être  que  des 
lois  subjectives,  c'est-à-dire  une  nécessité  de  notre  esprit  et 
non  la  loi  des  choses  en  elles-mêmes.  Comment  réfuter  ce 
subjectivisme  et  relier  le  sujet  qui  connaît  à  l'objet  qui  est 


■2  I  l'N    SIMRITIJALISMK    SANS    DIEU 

connu  :  De  quel  droit  atiirmer  que  le  monde  est  soumis  aux 
lois  métaphysiques,  par  exemple  au  principe  de  causalité, 
qui  est  la  plus  importante  ?  Rien  ne  commence  sans  cause  : 
c'est-à-dire,  diront  les  sceptiques,  que  notre  esprit  ne  peut 
rien  concevoir  qui  commence  sans  lui  assigner  une  cause. 
Mais  les  choses  sont-elles  soumises  à  cette  loi  aussi  bien 
que  notre  esprit  ?  La  métaph3^sique  est  incapable  de  nous 
l'apprendre,  s'il  faut  en  croire  l'auteur  de  la  Critique  de  la 
raison  pure . 

Or,  Cousin  estima  qu'en  accordant  à  la  raison  une  cer- 
taine impersonnalité,  on  échappait  à  ces  sortes  de  doutes, 
qui  seraient  la  ruine  de  la  métaphysique  et  le  triomphe  du 
scepticisme.  Mais  comment  concevoir  cette  raison  imper- 
soJinelle?  Si  la  raison  qui  perçoit  et  qui  juge  en  nous  est 
rigoureusement  impersonnelle,  si  elle  est  au  dehors  de 
nous  aussi  bien  et  la  même  qu'au  dedans,  si  elle  est  com- 
mune à  tous  les  sujets  pensants,  sans  en  excepter  Dieu 
lui-même,  nous  comprendrons  très  bien,  il  est  vrai,  que  les 
lois  de  notre  esprit  sont  les  lois  des  choses,  mais  comment 
nous  défendrons-nous  du  panthéisme  de  Fichte  et  de  ses 
successeurs?  Nous  n'éviterions,  dans  ce  cas,  le  scep- 
ticisme de  Kant,  que  pour  fomber  dans  un  panthéisme 
non  moins  redoutable.  En  fuyant  le  premier  écueil  nous 
tomberions  sur  le  second  :  c'est  ce  qui  arriva  à  Cousin  lui- 
même,  qui  fut  séduit  un  instant  par  la  philosophie  alle- 
mande. 

Et  si,  en  invoquant  la  raison  impersonnelle^  on  entend 
seulement  que  la  raison  qui  est  en  nous  perçoit  et  juge 
dans  certains  cas  indépendamment  de  notre  volonté,  si  l'on 
entend  qu'il  y  a  des  principes  qui  s'imposent  communé- 
ment et  qui  sont  admis  par  ceux-là  même  qui  les  contes- 
tent verbalement,  comment  la  raison  impersonnelle  diffè- 
rera-t-elle  alors  du  sens  commun  ?  Cousin  n'oppose  donc 
au  scepticisme  spéculatif  d'autre  réponse  que  celle  du  bon 
sens.  Ainsi  avait  fait  Reid,  et  avec  lui  toute  l'école  écos- 
saise. Mais  si  le  bon  sens  est  un  excellent  guide  en  philoso- 
phie, comme  l'a  très  bien  montré  à  son  tour  l'école  fran- 
çaise   et   particulièrement   Jouffroy  ;  s'il  nous  garde   des 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DlliU  2."^ 

graves  erreurs  auxquelles  la  spéculation  est  exposée;  si  le 
philosophe  doit  s'appliquera  l'entendre  et  à  l'interpréter,  il 
ne  nous  dispense  point  de  chercher  l'explication  philoso- 
phique des  choses,  et  de  trouver  des  réponses  scientifiques 
aux  objections  de  nos  adversaires.  En  un  mot,  le  sens  com- 
mun peut  résister  invinciblement  au  scepticisme  et  à  l'idéa- 
lisme, mais  il  ne  peut  les  vaincre  sur  le  terrain  philoso- 
phique où  ils  se  placent.  La  réponse  de  Cousin  était  donc 
insuffisante. 

Le  scepticisme  spéculatif  de  Kant  ne  peut  être  réfuté 
dans  son  principe  même,  qu'autant  qu'on  définit  d'une  ma- 
nière satisfaisante  l'origine  de  nos  connaissances,  et,  par 
là-même  la  vraie  nature  de  l'homme.  Les  idées  ne  sont  pas 
des  formes  qui  existeraient  a  priori  dans  notre  esprit  et 
dont  nous  aurions  conscience, lorsque  nous  sommes  éveillés 
par  les  sensations  ;  elles  ne  sont  pas  non  plus  de  simples 
modes,  formés  dans  notre  esprit  à  l'occasion  des  sensations 
et  de  l'expérience.  Si  l'une  ou  l'autre  de  ces  hypothèses 
était  vraie,  le  scepticisme  spéculatif  n'aurait  pas  encore 
été  réfuté.  Mais  les  idées,  même  les  plus  élevées  et  les  plus 
pures,  sont  formées  en  nous  par  l'intellect,  lorsqu'il  s'em- 
pare des  objets  présentés  par  les  sens  et  en  particulier  par 
l'imagination,  qui  est  si  déliée  et  touche  de  si  près  à  l'esprit. 
L'objet  nous  est  fourni  du  dehors  par  la  sensibilité  ;  il 
est  reproduit  par  l'imagination;  il  est  enfin  abstrait  par 
l'intellect,  qui  fait  l'idée  proprement  dite,  forme  pure- 
ment spirituelle.  De  cette  manière,  l'idée  n'est  pas 
une  simple  création  de  notre  esprit;  mais  elle  est  objec- 
tive dans  son  contenu,  dans  ce  qu'elle  exprime,  quoique 
mentale  dans  sa  forme.  A  cet  acte  de  la  connaissance  spiri- 
tuelle, propre  à  l'homme,  et  par  conséquent  spécifique, 
concourent  et  les  sens  et  l'intelligence  :  les  sens,  en  fournis- 
sant l'objet  ou  la  matière;  l'intelligence,  en  les  généralisant 
par  l'abstraction.  Et  ce  concours,  que  les  sens  prêtent  à  l'in- 
telligence dans  l'acte  même  qui  nous  est  propre,  prouve, 
disons-le  en  passanl,  que  la  sensibilité  et  la  raison,  quoi- 
que irréductibles  l'une  à  l'autre,  sont  unies  cependant  dans 
le  même  sujet,  dans  la  même  personne. 


2h  l'S    SPlRITL'ALlSMi:    SANS    DIEU 

Kn  établissant  cette  thèse,  que  nous  ne  pouvons  ici  déve- 
lopper avec  tous  les  détails  qu'elle  comporterait,  on  réfute 
le  scepticisme  sans  se  créer  de  difficultés  nouvelles  et  in- 
solubles. M.  A'acherot  nous  paraît  admettre  au  fond  cette 
origine  des  idées,  quoiqu'il  ne  s'explique  pas  très  claire- 
ment à  ce  sujet.  «  L'intelligence,  dit-il,  est  un  livre  en 
blanc,  qui  a  la  propriété  secrète  de  transformer  les  impres- 
sions du  dehors.  )>  Ce  livre  eu  blanc  ne  nous  paraît  pas  diffé- 
rer de  la  table  rase  des  scolastiques,  comparaison  vraie,  dont 
Locke  elles  sensualistes  ont  abusé,  sans  nous  priver  du 
droit  de  nous  en  servir.  Il  n'y  a  aucun  danger  à  le  faire, 
du  moment  que  nous  reconnaissons  le  rôle  actif  rempli  par 
l'intelligence  dans  la  formation  des  idées.  ^L  A^acherot  re- 
marque très  bien  que  Kant  u  a  exagéré  la  thèse  de  l'idéa- 
lisme »  ;  il  rejette  iQsfonjies  a  priori  imaginées  par  ce  phi- 
losophe ;  les  jugements  synthétiques  a  priori  ne  trouvent 
guère  à  ses  yeux  plus  de  faveur.  La  critique  qu'il  fait  du 
spiritualisme  de  Cousin  et  de  plusieurs  de  ses  disciples, 
Emile  Saisset,  Jules  Simon,  nous  paraît  également  plausi- 
ble. Le  spiritualisme  exagéré  de  cette  école  ne  fut  jamais 
celui  des  philosophes  scolastiques.  Il  n'a  pu  résister  au 
retour  offensif  du  sensualisme,  revenu  à  la  charge  avec  les 
ressources  des  sciences  modernes. 

Cousin  s'est  flatté  de  se  tenir  à  égale  distance  de  la  vieille 
doctrine  des  idées  innées  et  de  la  non  moins  ancienne  doc- 
trine de  la  table  rase.  A  cet  effet,  il  a  supposé  dans  l'àme 
une  faculté  supérieure  et  révélatrice,  qui  nous  permettrait 
d'atteindre  immédiatement  l'infini,  le  parfait,  l'absolu.  Il  n'a 
pas  compris  que  ces  idées  supérieures,  comme  toutes  les 
idées  universelles, n'étaient  que  le  fruit  d'une  abstraction  opé- 
rée par  l'esprit, sur  les  objets  présentés  parles  sens.  Le  rôle 
des  sens  dans  l'origine  de  nos  idées,  paraît  lui  avoir  échap- 
pé. Au  lieu  d'expliquer  la  connaissance  intellectuelle  par 
l'abstraction  et  le  raisonnement,  il  l'a  expliqué  plutôt  par 
une  intuition  immédiate,  qui  porte  l'évidence  avec  elle  : 
Dieu,  l'àme,  l'infini,  nous  les  saisirions  immédiatement 

L'école  éclectique  néglige  donc  les  démonstrations  tradi- 
tionnelles que  l'on  donne  de  ces  grands  noumènes.  A  ses 


UN    SP1R1TCAL1SM1-:    SANS    DŒU  27 

\cux,  ces  démonstrations  sont  inutiles,  car  il  s'agit  des 
objets  propres  et  directs  de  la  raison.  «  Elle  veut  qu'on 
croie,  sur  la  foi  d'une  simple  conception,  à  l'infini,  au  par- 
fait, à  Dieu,  à  la  substance  du  moi  sous  la  variété  de  ses 
modes,  à  toute  espèce  de  substance  sous  la  diversité  de  ses 
individus,  comme  on  a  l'habitude  de  croire  aux  objets  du 
monde  sensible  sur  la  foi  d'une  simple  perception.  »  M.  Va- 
cherot  invoque  ici  le  témoignage  d'Emile  Saisset  :  «  Quand 
nous  rattachons  notre  existence  fragile,  dit  ce  philosophe, 
à  cette  source  infinie  d'être,  de  pensée  et  de  vie,  que  nous 
adorons  sous  le  nom  de  Dieu,  ce  n'est  point  là  un  raisonne- 
ment fondé  sur  des  conceptions  abstraites  ;  c'est  une  véri- 
table intuition  où  l'Etre  des  êtres  est  saisi  et  affirmé,  non 
comme  possible,  mais  comme  réel  et  présent.  »  L'école 
éclectique  a  parlé  en  termes  magnifiques  et  dignes  de  Pla- 
ton dont  elle  s'inspire,  de  cette  communication  intime  et 
incessante  de  l'àme  avec  son  objet  le  plus  élevé,  qui  est 
l'infini,  qui  est  l'idéal,  qui  est  Dieu,  (c  L'idée  de  Dieu,  dit  à 
son  tour  M.  Jules  Simon,  est  innée  en  nous  ;  elle  est  la 
seule  idée  que  nous  possédions;  elle  est  l'objet  immédiat, 
l'objet  unique  de  notre  raison...  Toutes  les  idées  absolues, 
par  lesquelles  nous  gouvernons  les  données  de  l'expérience, 
dépendent  et  dérivent  de  celle-là.  » 

Malheureusement,  cette  doctrine,  d'ailleurs  si  élevée,  est 
peu  en  harmonie  avec  les  faits  psychologiques  les  mieux 
constatés.  Il  ne  paraît  pas  que  l'idée  de  l'infini  avec  les 
autres  idées  supérieures  qui  s  y  rattachent,  soient  immédia- 
tement données  dans  l'esprit,  comme  on  l'a  prétendu.  Et 
si,  dès  l'origine  de  notre  vie  intellectuelle,  nous  avons  déjà 
de  quelque  manière  les  idées  les  plus  générales,  comme 
celles  d'être,  d'unité,  de  bien,  etc.,  il  est  certain  que  notre 
réflexion  ne  se  porte  pas  sur  elles  tout  d'abord,  mais  qu'elles 
sont  les  dernières  à  se  dégager  nettement.  L'homme  s'élève 
ainsi,  par  la  réflexion,  des  êtres  sensibles  aux  choses  intel- 
ligibles. Ses  idées  sont  d'abord  confuses;  il  ne  sait  pas 
même  les  distinguer  de  ses  impressions;  il  faut  de  l'exer- 
cice, de  l'art,  des  réflexions  prolongées,  pour  voir  clair  dans 
le  monde  de  la  conscience  et   de  l'esprit.  Nos  idées,  par 


28  UN    SPIRITTUALISME    SANS    DIEU 

lesquelles  nous  connaissons  tout  ce  qui  se  révèle  à  nous, 
sont  elles-mêmes  ce  qu'il  y  a  de  moins  connu;  elles  ne 
tombent  pas  directement  sous  notre  connaissance.  Ce  qui 
nous  apparaît  d'abord,  c'est  Tobjet  exprimé  confusément 
par  nos  idées.  Dans  les  premiers  actes  de  notre  vie  intellec- 
tuelle, nous  ne  prenons  point  garde  à  la  manière  dont  l'ob- 
jet se  révèle  à  nous,  à  notre  esprit  où  à  nos  sens  :  l'objet 
nous  captive,  l'objet  nous  attache.  Les  connaissances  direc- 
tes et  confuses  sont  les  premières;  les  connaissances  réflé- 
chies ne  viennent  qu'ensuite. 

Tel  est  Tordre  de  la  nature,  qu'il  faut  seconder,  sans 
jamais  chercher  à  l'intervertir.  C'est  ce  qui  nous  explique 
pourquoi  l'enfant  est  parfois  si  rebelle  à  la  réflexion.  Il 
serait  difficile,  et  souvent  même  nuisible,  d'appeler  préma- 
turément les  jeunes  esprits  à  l'étude  d'eux-mêmes,  ou  d'at- 
tirer leur  attention  sur  l'idée  et  sur  l'abstrait,  plutôt  que 
sur  l'objet  et  sur  le  concret.  L'étude  de  l'idée  et  de  l'abstrait 
ne  vient  que  la  seconde,  pour  transformer  les  premières 
connaissances  et  les  élever  à  l'état  de  science  réfléchie. . 

Et  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  remarquer  en 
passant,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  combien  l'ensei- 
gnement primaire  et  même  l'enseignement  secondaire  font 
fausse  route,  quand  ils  procèdent  ordinairement  de  l'abs- 
trait au  concret,  au  lieu  de  procéder  du  concret  à  l'abstrait. 
On  s'est  plaint  dans  ces  derniers  temps  de  voir  l'enfance  et 
la  jeunesse  si  rebelles  à  l'étude  de  la  grammaire  et  des  lan- 
gues ;  mais  on  aurait  dû  accuser  les  méthodes  plutôt  que 
les  esprits.  Il  n'y  a  rien  de  plus  abstrait  et  de  plus  artificiel 
à  certains  égards  que  les  règles  de  la  grammaire  ;  or  c'est 
par  elles  qu'on  débute  bien  souvent  dans  l'étude  d'une  lan- 
gue. De  nombreux  exemples,  qui  captiveraient  l'attention 
par  le  sens  et  les  mots  qu'ils  renferment,  devraient  ordinai- 
rement précéder  la  règle.  Et  puis  la  connaissance  du  dic- 
tionnaire devrait  être  menée  parallèlement  à  celle  de  la 
grammaire.  Le  dictionnaire  représente  dans  la  connaissance 
d'une  langue  la  matière  ou  l'élément  concret  :  la  gram- 
maire, au  contraire,  représente  la  forme  ou  l'élément  abs- 
trait; le  dictionnaire  est  confié  plutôt  à  la  mémoire  :   la 


UN    SPIRITUALISMI-:    SAx\S    DIKU  2q 

grammaire  est  comprise  et  retenue  par  la  raison.  Or,  il  est 
certain  que  le  concret  sous  toutes  ses  formes  est  mieux 
proportionne  que  l'abstrait  aux  facultés  naissantes  de 
l'enfant. 

Ce  que  nous  disons  de  l'enfance  en  particulier,  il  faut  le 
dire  de  l'humanité  en  général,  qui  s'est  instruite  et  qui 
s'instruit  encore  tous  les  jours  à  la  manière  de  l'enfant.  Les 
idées  les  plus  élevées  n'ont  pas  été  les  premières  à  se  déga- 
ger nettement.  Ce  n'est  que  peu  à  peu  que  les  hommes  et 
même  les  philosophes  ont  gravi  les  sommets  de  la  science 
et  de  la  philosophie.  Les  idées  de  Dieu,  de  l'infini,  toutes 
les  idées  supérieures,  quoique  présentes  d'une  manière 
confuse  à  l'esprit  humain,  n'avaient  point  la  clarté  que 
devait  leur  donner  plus  tard  une  réflexion  prolongée.  Tou- 
tes ces  idées  philosophiques,  avec  les  caractères  qui  les 
distinguent ,  ne  nous  ont  bien  apparu  qu'après  de  longs 
raisonnements  :  on  peut  dire  qu'elles  sont  le  fruit  et  le 
meilleur  fruit  de  la  philosophie.  Ce  n'est  pas  tant  à  l'ori- 
gine de  cette  science  qu'il  faut  les  placer  qu'à  la  fin  :  ce  sont 
moins  des  principes  que  des  conséquences. 

Car  nous  ne  pourrions  sans  erreur,  et  sans  faire  une  con- 
fusion dangereuse,  assimiler  ces  idées  aux  premiers  princi- 
pes, aux  vérités  premières,  sur  lesquels  tous  les  hommes 
tombent  d'accord  et  qui  servent  de  point  de  départ  à  toute 
philosophie.  Notre  existence  personnelle,  le  principe  de 
contradiction,  le  critérium  de  l'évidence,  voilà  des  principes 
rigoureusement  premiers,  chacun  dans  leur  ordre  :  on  ne 
saurait  les  démontrer  par  d'autres,  et  ils  éclairent  eux-mêmes 
toutes  nos  démonstrations.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'idée  de  l'infini  et  de  ses  vrais  caractères,  de  la  nature  du 
moi,  de  l'essence  de  l'àme,  etc.  Je  suis  :  c'est  une  vérité 
première  ;  mais  je  suis  esprit  et  corps,  mon  esprit  est  im- 
mortel :  voilà  des  vérités  qui  ne  sont  rien  moins  que  pre- 
mières, ce  sont  les  conclusions  d'une  savante  psychologie. 
Cependant  celle-ci  est  appuyée  essentiellement  sur  la  con- 
science que  j'ai  de  moi-même.  Mais  l'idée  confuse  que  j'ai 
de  moi,  en  entreprenant  l'étude  de  la  psychologie,  n'est 
point  l'idée  claire  que  j'ai  de  ma  nature  mixte  et  de  la  spiri- 


3o  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

tualitédc  mon  àme.  Entre  Tidée  confusedu  moi,  à  l'origine 
de  la  psychologie,  et  Tidec  claire  et  scientifique  que  nous 
en  avons  à  la  lin,  il  y  a  toute  la  distance  d'un  premier  prin- 
cipe à  la  dernière  conclusion.  C'estpourquoi  nous  nous  gar- 
derons bien  de  dire,  avec  des  spiritualistes  exagérés,  que  la 
connaissance  de  la  simplicité  et  de  la  spiritualité  de  l'àme 
est  immédiate  :  nous  prêterions  le  tîanc  aux  attaques  des 
sensualistes  et  des  positivistes.  Comment  les  hommes  pour- 
raient-ils douter  de  la  spiritualité  de  l'cime  et  de  son  exis- 
tence même,  si  cette  connaissance  était  immédiate  ? 

Le  principe  de  contradiction  peut  donner  lieu  à  de  sem- 
blables réflexions.  La  même  chose  ne  peut  être  et  n'être  pas 
en  même  temps  ;  en  d'autres  termes  :  on  ne  peut  dire  oui 
et  non  sur  le  même  sujet  et  sous  le  même  rapport.  Ce  prin- 
cipe résulte  immédiatement  des   notions  d'être  et  de  no?i- 
ctrL\  qui  apparaissent  les  premières  dans  notre  esprit.  Mais 
gardons-nous  de  croire  que  ces  notions  soient  d'abord  des 
idées  claires,  et  que  nous  voyions  dans  la  notion  d'être 
tout  ce  qu'elle  contient  ;   gardons-nous  de  croire  surtout 
que  l'Etre  infini  ou  l'Etre  par  essence  nous  soit  connu  avec 
.ses  vrais  caractères  dès  l'origine  de  notre  vie  intellectuelle. 
Si  la  révélation  et  l'enseignement  n'intervenaient  pour  nous 
guider  et  nous  détinir  TEtre  suprême,  nous  n'arriverions 
que  bien  tard  à  nous  en  faire  une  idée  exacte  et  digne  de 
lui.  L'idée  d'infini  elle-même,  qui  est  bien  moins  difficile  à 
obtenir  que  l'idée  claire  et  distincte  de  Dieu,  n'apparaît  pas 
de  bonne  heure  et  très  clairement  dans  l'esprit.  C'est  l'idée 
d'une  quantité   considérable,  indéfinie,  qui  nous  suggère 
l'idée  d'une  quantité  qui  serait  infinie.  L'infini  en  quantité 
nous    permet    de    mieux    concevoir    l'infini    en    qualité, 
puis'l'infini  comme  être,  c'est-à-dire  l'absolu.  En  approfon- 
dissant l'idée  de  l'infini  comme   être,  nous  y  découvrons 
peu  à  peu  toutes  les  perfections  à  leur  suprême  degré,  sous 
une  forme  transcendantale.  Cette  idée  de  l'infini  comme 
être  nous  apparaît  ensuite  clairement  comme  l'idée  même 
de  Dieu. 

Maintenant  cette  idée  a-t-elle  sa  réalité  ?  Est-elle  objec- 
tive :  Descartes  après  saint  Anselme.  Cousin  et  ceux  de  son 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIKU  3l 

école  à  qui  s'attaque  M.  Vacherot,  prétendent  que  l'exis- 
tence de  Dieu  est  clairement  démontrée  par  l'idée  même  de 
Dieu  ;  car,  en  Dieu,  l'idéal  et  le  réel  ne  font  qu'un.  Mais 
des  spiritualistes  plus  sages  refusent  de  s'appuyer  sur  ce 
raisonnement  ou  de  l'invoquer  comme  démonstratif.  Ils  se 
bornent  donc  à  montrer  que  l'idée  de  Dieu  est,  au  fond, 
l'idée  de  la  première  cause,  et  que  la  première  cause  est 
réelle,  puisqu'il  y  a  des  effets  réels,  et  que  tout  au  moins 
nous  existons.  Alors  même  qu'on  nierait  l'existence  du 
monde  extérieur,  il  faudrait  bien  admettre  au  moins  notre 
propre  existence  et  par  conséquent  l'existence  de  la  pre- 
mière cause,  c'est-à-dire  de  Dieu.  Dieu  n'est  donc  pas  un 
simple  idéal;  il  est  l'auteur  réel,  intelligent,  et  par  consé- 
quent personnel,  de  l'homme  et  de  tout  ce  qui  existe. 

M.  A^acherot  refuse  de  nous  suivre  jusque-là,  et  nous 
l'eviendrons  plus  tard  sur  ce  sujet  si  important.  Mais  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  reconnaître  ici  combien  ses 
critiques  sont  fondées,  lorsqu'elles  s'adressent  aux  spiritua- 
listes exagérés  de  l'école  éclectique  qui,  pour  justifier  leur 
doctrine  et  mieux  triompher  des  sensualistes  et  des  scep- 
tiques, ont  invoqué  témérairement  une  intuition  immédiate 
de  l'infini  et  des  suprêmes  objets  de  la  pensée.  Ces  con- 
naissances supérieures  sont  le  fruit  tardif  de  l'abstraction  et 
de  la  réflexion,  elles  sont  la  conclusion  d'une  longue  philo- 
sophie. 

Les  exagérations  des  spiritualistes  nous  expliquent  de 
quelque  manière  les  écarts  de  leurs  adversaires,  de  M.  Taine 
en  particulier,  dont  l'opposition  au  spiritualisme  de  Cousin 
a  été  toujours  des  plus  vives  et  des  plus  redoutables.  Cet 
esprit  vigoureux  et  original,  qui  a  su  mettre  au  service  de 
sa  pensée  une  imagination  des  plus  brillantes  et  un  style 
aussi  attachant  qu'il  est  expressif,  a  poursuivi  le  spiritua- 
lisme de  ses  objections  et  aussi  de  ses  sarcasmes  ;  et,  il  faut 
bien  l'avouer,  si  la  critique  ne  peut  lui  donner  raison  sur 
le  fond  même  du  débat,  elle  ne  peut  que  l'approuver  sur 
plusieurs  points  accessoires.  M.  Taine  et  les  positivistes  de 
même  valeur  eussent  été  moins  heureux,  s'ils  avaient  eu 
pour  adversaires  des  spiritualistes  modérés  et  mieux  ren- 


Iv2  UN    SFIRITUAUSMK    SANS    DIEU 

seigncs  sur  la  vraie  nature  de  Thomme.  La  scolastique  n'a 
rien  à  craindre  du  positivisme  et  du  sensualisme.  Tout  ce 
que  CCS  systèmes  ont  pu  établir  de  vrai,  elle  peut  l'admettre 
et  l'expliquer;  les  objections  concluantes  qui  partent  de 
ces  écoles  ne  l'atteignent  pas  :  elle  a  une  manière  d'établir 
la  spiritualité  de  Tàme  qui  ne  permet  pas  de  ces  retours 
otfensifs  et  victorieux. 

M.  Vacherot,  quoique  spiritualiste  et  métaphysicien  en 
principe,  peut  donc  approuver  ici  jusqu'à  un  certain  point 
les  idées  et  les  arguments  de  M.  Taine.  Sans  partager  toutes 
ces  vues,  nous  reconnaissons  avec  eux  que  l'esprit  s'élève 
peu  à  peu  «  du  monde  des  réalités  à  ce  monde  des  idées 
qui  a  été  si  longtemps  considéré  comme  une  véritable  révé- 
lation de  l'intelligence  pure  ou  de  la  raison  ».  Nous  admet- 
rons  encore  que  «  c'est  l'abstraction  qui  est  toujours  en 
jeu  dans  l'exercice  de  la  prétendue  faculté  révélatrice  qu'on 
nomme  raison.  C'est  elle  qui  fait  du  mobile  l'immuable, 
du  devenir  l'être,  du  contingent  le  nécessaire,  du  réel 
ridéal,  du  fini  l'infini,  du  relatif  l'absolu,  dans  toutes  les 
catégories  de  la  pensée.  C'est  donc  la  logique  seule  qui 
engendre  ces  conceptions  que  l'école  idéaliste  a  toujours 
attribuées  à  une  révélation  rationnelle.  » 

Ces  concessions,  que  nous  pouvons  faire  sans  crainte,  ne 
nous  empêcheront  point  de  revendiquer  à  l'occasion  les 
droits  de  l'idéal,  que  M.  Vacherot  semble  parfois  mécon- 
naître ou  restreindre.  Nous  estimons,  par  exemple,  que 
Platon  a  pu  préférer  le  monde  idéal,  celui  que  contemple 
notre  esprit,  au  monde  réel  et  sensible  que  contemplent 
nos  sens.  C'est  pourquoi  l'on  peut  dire  à  certains  égards,  et 
malgré  les  réclamations  de  M.  Vacherot,  que  «  l'idéal  est 
l'étoile  qui  fait  pâlir  la  réalité  ».  Nous  continuerons  à 
penser  avec  Platon  que  les  réalités  suprêmes  se  révèlent  à 
notre  esprit  seul  et  non  pas  à  nos  sens  ;  que  le  monde  connu 
par  notre  esprit  est  le  seul  stable,  permanent,  absolument 
réel,  et  que  le  monde  sensible  en  est  comme  l'ombre  ou 
tout  au  plus  comme  le  vêtement.  Car  ici,  nous  n'opposons 
pas  l'idéal  au  réel,  mais  bien  ce  que  notre  esprit  découvre 
dans  le  réel  à  ce  qu'y  découvrent  nos  sens. 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  33 

C'est  en  faisant  ces  justes  réserves  que  nous  partagerons 
les  vues  de  M.  Vacherot.  Avec  lui  nous  rendrons  à  la  méta- 
physique et  au  spiritualisme  quelques-uns  de  leurs  vrais 
caractères,  dont  les  avait  dépouillés  l'école  de  Cousin. 
((  Oui,  dirons-nous  à  notre  tour,  il  existe  quelque  chose  de 
nécessaire,  d'absolu,  d'infini,  d'éternel,  d'universel...  Mais 
comment  la  philosophie  peut-elle  le  découvrir?  Si  la  solu- 
tion du  problème  eiit  pu  s'obtenir  par  un  acte  de  pure 
intuition,  produit  avec  toute  l'autorité  de  l'évidence,  elle 
n'eût  point  été  sujette  à  tant  de  doutes,  de  contestations  et 
de  contradictions.  Cette  sorte  de  révélation  rationnelle  que 
l'école  éclectique  a  empruntée  à  la  tradition  platonicienne... 
n'a  pas  tenu  devant  l'analyse  et  la  critique  de  la  science 
contemporaine.  La  théodicée  n'est  pas  chose  si  facile  et 
aussi  sûre  que  l'a  cru  cette  école.  Quelle  idée  faut-il  se  faire 
de  cet  Etre  suprême  que  toutes  les  grandes  philosophies, 
comme  toutes  les  grandes  religions,  saluent  du  nom  de 
Dieu?  Comment  est-il  esprit,  créateur  de  la  matière  ?  Com- 
ment gouverne-t-il,  comment  administre-t-il  ce  monde 
qu'il  a  créé?  Ce  n'est  point  par  une  simple  intuition  qu'il 
est  possible  de  le  savoir.  L'ordre  des  vérités  métaphysiques 
est  d'une  révélation  plus  lente,  plus  scientifique  et  plus 
profonde.  » 

Il  est  difficile  de  mieux  dire.  En  cessant  de  regarder  nos 
grandes  vérités  de  métaphysique,  de  psychologie  et  de 
théodicée  comme  des  vérités  immédiatement  évidentes, 
qui  auraient  besoin  seulement  d'explication  et  non  de 
démonstration,  nous  ne  leur  ôterons  rien  de  leur  certitude, 
et  nous  expliquerons  par  là-même  les  négations  dont  elles 
sont  l'objet.  Les  vérités  philosophiques  sont  difficiles  à 
découvrir  et  à  garder,  il  faut  en  convenir  :  en  le  reconnais- 
sant, nous  comprendrons  mieux  les  dissentiments  des 
philosophes,  comme  aussi  la  difficulté  du  retour  à  la  vérité 
religieuse  et  le  prix  du  bienfait  de  la  foi. 

3^*  Ecole  de  la  tradition.  —  L'école  de  la  raison  ou  école 
éclectique,  représentée  par  Cousin  et  ses  premiers  disciples, 
n'a  donc  pas  réussi  à  établir  une  métaphysique  et  un  spiri- 


34  UN    SPIRITUALISME    SANS   DIEU 

tualismc  complets  et  inébranlables  en  face  du  sensualisme 
et  du  positivisme  contemporains.  Rappelons  maintenant, 
pour  les  examiner  à  leur  tour,  les  efforts  tentés  dans  le 
même  dessein  par  une  école  bien  différente,  que  M.Vacherot 
appelle  du  nom  d'école  de  la  tradition.  Seulement,  au  lieu 
de  comprendre  sous  cette  appellation  la  doctrine  des  J.  de 
Maistre,  des  de  Bonald  et  de  ceux  qui  s'inspirent  de  ces 
grands  écrivains,  il  ne  cite  que  des  noms  plus  ou  moins 
étrangers  à  TF^glise  :  Lamennais,  Pierre  Leroux,  Jean 
Reynaud. 

Celui  qui  paraît  le  plus  digne  d'attention  est  Lamennais. 
M.  Vacherot  fait  le  plus  grand  cas  de  V Esquisse  d'une  phi- 
losophie^ ouvrage  capital  que  Lamennais  publia  vers  la  fin 
de  sa  carrière  et  qui  est  le  fruit  des  méditations  de  toute  sa 
vie.  On  n'a  pas  toujours  remarqué  assez  l'importance  de  ce 
livre  «  qui  embrasse  à  peu  près,  dans  une  forte  synthèse 
logique,  tous  les  grands  problèmes  de  la  philosophie.  Dieu, 
la  nature,  l'homme,  la  société,  l'art  )>. 

Lamennais  se  fait  de  la  philosophie  une  idée  non  moins 
haute  que  Platon  et  Malebranche.  «  L'objet  propre  de  cette 
science,  dit-il,  est  Dieu,  la  création  et  ses  lois.  Une  bonne 
philosophie  doit  donc  présenter  un  système  de  conceptions 
dans  lequel  les  phénomènes,  liés  entre  eux,  viennent,  pour 
ainsi  dire,  se  classer  d'eux-mêmes,  comme  ils  se  classent 
sous  nos  yeux  dans  l'univers.  Elle  doit  reproduire,  en  quel- 
que sorte,  le  monde  intellectuel,  type  du  monde  des  sens, 
qui  n'en  est  qu'une  obscure  image.  )>  Malgré  sa  séparation 
éclatante  d'avec  l'Eglise,  Lamennais  ne  peut  devenir  révo- 
lutionnaire en  philosophie  ;  sa  philosophie  est  tradition- 
nelle et  même  chrétienne.  «  A  moins  qu'on  ne  remonte 
jusqu'à  l'infini,  l'absolu,  le  nécessaire,  dit-il,  l'on  n'affirme 
point,  l'on  suppose.  Or,  le  nécessaire,  l'absolu,  l'infini 
sans  lequel  nulle  preuve  ne  saurait  être  prouvée,  on  y  croit, 
voilà  tout;  et  ainsi  la  démonstration  a  sa  racine  dans  la 
croyance  pure.  Il  faut  donc,  pour  arriver  à  une  philosophie 
solide,  appuyer  la  synthèse  sur  la  foi,  dont  la  tradition  per- 
pétuelle et  universelle  est  l'expression.  )> 

On  ne  peut  faire  une  déclaration  plus  franche  de  tradi- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  3d 

tionalisme.  De  plus,  cette  tradition  n'est  pas  celle  dont 
l'Eglise  est  la  gardienne  incorruptible  et  l'interprète  infail- 
lible :e  lie  ne  diffère  pas  du  sentiment  commun  des  peuples. 
Or,  celui-ci  est  un  oracle  qui  rend  des  réponses  bien  obs- 
cures et  bien  insuffisantes.  D'ailleurs  où  commence  et  où 
s'arrête  sa  compétence  ?  Aussi,  tout  en  établissant  le  prin- 
cipe de  la  tradition  etde  l'autorité,  même  en  pure  matière 
philosophique,  Lamennais  n'en  dissertera  pas  moi4is  sur 
toutes  choses  avec  l'indépendance  la  plus  absolue,  quitte  à 
déclarer  ensuite  que  toutes  ses  spéculations  n'ont  aucune 
valeur,  s'il  fait  autre  chose  que  traduire  le  sentiment  com- 
mun des  peuples.  Hélas  !  depuis  longtemps  VEsquisse 
if  une  philosophie  paraît  condamnée,  même  devant  ce  tri- 
bunal auquel  en  appelait  son  auteur.  Mais  nous  avons  à 
examiner  maintenant  les  efforts  qu'il  tenta  pour  créer  une 
métaphysique  et  établir  les  doctrines  spiritualistes. 

En  vertu  de  sa  méthode  traditionnelle  et  synthétique, 
Lamennais  commence  sa  philosophie  par  l'idée  d'être,  qui 
est  l'idée  suprême  de  la  raison.  Seulement,  il  paraît  faire, 
ou  du  moins  permettre  à  ses  lecteurs,  des  confusions  re- 
grettables, dont  M.  Vacherot  se  sert,  non  seulement  pour 
le  réfuter,  mais  pour  insinuer  ses  propres  principes.  Il  faut 
bien  se  souvenir,  en  effet,  que  l'idée  d'être,  qui  est  la  pre- 
mière des  idées  et  que  toutes  les  autres  supposent,  n'est 
point  la  première  de  nos  idées  distinctes  et  réfléchies,  mais 
seulement  la  première  de  nos  idées  directes,  confuses  et 
spontanées.  De  plus,  l'idée  d'être  n'est  point  identique 
avec  l'idée  d'Etre  suprême  ou  de  Dieu.  Cette  confusion 
serait  particulièrement  dangereuse.  C'est  même  là  que 
nous  croyons  trouver  le  principe  de  la  fausse  théodicée  de 
M.  Vacherot.  Enfin,  il  faut  distinguer  avec  non  moins  de 
soin  l'idée  de  l'être  d'avec  l'être  lui-même.  Si  l'on  ne  se  rend 
pas  compte  de  toutes  ces  distinctions,  on  risque  fort  de 
prendre  le  change  par  la  suite  et  d'attribuer,  par  exemple, 
à  l'ordre  idéal  ce  qui  ne  convient  qu'à  l'ordre  réel,  ou  réci- 
proquement ;  on  risque  aussi  d'attribuer  à  une  abstraction 
ou  du  moins  à  une  réalité  indéterminée  et  inconsciente  ce 
qui  ne  convient  qu'à  Dieu,   ou  réciproquement.  De  toute 


30  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

manière,  les  lois  de  la  logique  sont  violées  et  la  philosophie 
est  corrompue  dans  sa  source. 

Mais,   loin  d'entrer  dans  toutes  ces  distinctions  néces- 
saires, Lamennais  se  borne  à  affirmer,  par  exemple,  que 
((  l'être  infini  et  la  substance  infinie  présentent  une  seule 
et  même  idée  )>  ;  que  «  toute  idée,  quelle  qu'elle  soit,  ren- 
fermant celle  de  l'être,  ou  plutôt  n'en  étant  qu'une  modifi- 
cation, il  s'ensuit  que  l'idée  de  l'Etre  (il  paraît  confondre 
l'Etre  avec  l'être),  antérieure  à  toutes  les  autres,  est  aussi 
la  plus  générale  à  laquelle  il  soit  possible  de  s'élever  )k  En 
s'appuyant  sur  la  première  affirmation,  M.  Vacherot  pourra 
comparer  le  système  de  Lamennais  avec  celui  de  Spinosa. 
Quant  à  la  seconde,  elle  contient  une  équivoque  et  disons 
même  une  erreur  très  dangereuse.  Lamennais  ne  tarde  pas 
d'ajouter  :  «  Au  delà  il  n'est  rien.  Parvenu  à  ce  terme,  l'en- 
tendement s'arrête  ;  il  a  trouvé  son  propre  principe  et  le 
principe  de  tout  ce  qui  est.  Il  ne  se  connaît,  il  ne  se  conçoit 
que  par  cette  unité  première,  source  inépuisable  des  réali- 
tés. Qui  n'aurait  pas  l'idée  de  l'Etre  n'aurait  l'idée  d'aucune 
existence...  L'Etre  est,  par  sa  nature,  souverainement  in- 
telligible, et  lui  seul  même  est  intelligible  ;  il  est  le  terme 
et  le   mo_ven    de  toute    vision   intellectuelle    :    le   terme, 
puisqu'on  ne  voit  que  ce  qui  est  ;  le  moyen,  puisqu'il  est 
lumière  et  l'unique  lumière...  » 

Gomme  on  le  voit,  Lamennais  estime  que  l'idée  de  Dieu 
est  la  première  des  idées,  la  condition  et  le  moyen  de  toutes 
nos  connaissances  ;  il  pense  que  nous  ne  concevons  le  fini 
que  par  l'infini,  etc.  jNL  Vacherot  triomphe  facilement  de 
cette  erreur  ;  il  la  compare  à  celle  de  Platon  et  de  Male- 
branche.  Cette  méthode  spéculative,  ajoute-t-il  avec  raison, 
a  été  réfutée  et  ruinée  par  les  Aristote  de  tous  les  temps. 
Mais  M.  Vacherot  nous  paraît  partager  à  son  tour  une 
erreur  plus  grave  encore,  celle  qui  est  le  vice  principal  de 
la  philosophie  de  Hegel,  et  aussi,  semble-t-il,  de  la  philoso- 
phie de  Lamennais  :  il  refuse  de  distinguer  l'idée  de  l'être 
général,  indéterminé,  de  l'idée  de  l'Etre  suprême  et  vrai- 
ment infini;  partant  il  n'attribue  à  celui-ci  qu'une  existence 
idéale,   ou   tout   au   plus    une    existence  indéterminée  et 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  3 7 

inconsciente.  Hegel  avait  dit  d'une  manière  plus  radicale 
que  létre  c^est  le  néant.  M.  Vacherot  ne  répugne  qu'impar- 
faitement aux  principes  hégéliens  :  «  Il  n'y  a  d'être  réel  que 
dans  le  devenir;  l'Etre  en  soi  n'est  tout  en  puissance  que 
parce  qu'il  n'est  rien  en  acte.  »  Nous  retrouverons  plus  loin 
cette  erreur  capitale  du  système.  Elle  est  toute  fondée,  nous 
semble-t-il,  sur  la  confusion  de  l'être  avec  l'Etre  :  de  l'être, 
objet  de  la  métaph3^sique  générale,  avec  l'Etre,  objet  parti- 
culier de  la  théodicée.  S'il  distingue  mieux  que  ne  l'avait 
fait  Hegel  Têtre  de  là  logique,  purement  idéal,  de  l'être  de 
la  métaphysique  générale,  réalité  objective,  mais  générale 
et  indéterminée,  il  ne  distingue  pas  mieux  que  ne  l'avait 
fait  le  philosophe  allemand,  l'être  général  et  indéterminé 
que  notre  intellect  saisit  dans  les  choses,  de  l'Etre  transcen- 
dant et  infini,  auteur  de  toute  réalité. 

Mais  achevons  d'examiner  les  tentatives  métaphysiques  de 
Lamennais,  dont  la  philosophie  a  beaucoup  de  points  de  con- 
tact, à  notre  avis,  avec  celle  de  Hegel  et  de  M.  Vacherot.  Le 
tort  de  Lamennais  n'a  pas  été  de  mettre  Dieu  à  l'origine  des   . 
choses,  mais  seulement  de  le  mettre  à  l'origine  de  nos  con- 
naissances :   il  a   confondu    l'ordre    logique    avec    l'ordre 
ontologique  ;  il  n'est  point  vrai  que  l'esprit  humain  procède 
ainsi  tout  d'abord  de  l'infini  au  fini.  Lamennais  n'a  pas  dis- 
tingué comme  il  convient  l'Etre  en  soi  et  subsistant,  c'est-à- 
dire  Dieu,  dont  l'être  est  la  substance  même,  de  l'être  abs- 
trait et  logique,  pure  idée,  qui  n'est  que  dans  notre  esprit 
et  que  toutes  nos  connaissances    impliquent  de   quelque 
manière.   Il  n'a    pas    remarqué  qu'entre    l'Etre   créateur, 
infini,  et  Têtre  participé,  individuel  ou  général,  concret  ou 
abstrait,  il  y  a  diversité  absolue,  il  n'y  a  aucune  commu- 
nauté d'être  proprement  dite.  L'analogie  les  unit  ;  mais  ils 
n'ont  rien  de  commun,  à  proprement  parler.   C'est  ce  qui 
nous  explique  cette  sorte  de  panthéisme  dont  il  n'a  pu  se 
garantir.  Tous  les  esprits  qui  méconnaîtraient  cette  dis- 
tinction profonde  du  fini  et  de  Tinfini,  et  la  nature  des  rap- 
ports qui  les  unissent,  tomberont  naturellement  dans  de 
semblables  erreurs.   Nous  voyons  déjà  que  M.  Vacherot 
n'en  est  point  excepté.  Sa  critique  du  système  de  Lamen- 


3^  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

nais,  si  juste  à  certains  égards,  ne  doit  pas  nous  fermer  les 
veux  sur  ses  propres  erreurs,  non  moins  dangereuses. 

Lamennais  ne  se  borne  pas  à  partir  de  Tidée  de  Dieu 
pour  établir  et  développer  toute  sa  métaphysique,  il  veut 
encore  que  la  Trinité  des  personnes  divines  soit  une  des 
vérités  fondamentales  de  sa  philosophie.  Dieu,  «  substance 
une,  est  doué  de  propriétés  nécessaires  comme  elle.  Il  est 
Puissance,  Intelligence,  Amour.  »  Ce  sont  là  «  trois  per- 
sonnes distinctes  dans  l'unité  de  l'Etre  ou  de  la  substance 
divine...  Telle  est,  en  quelque  sorte,  la  philosophie  de 
Dieu.  On  ne  saurait  le  concevoir  sous  une  notion  différente; 
et  bien  qu'il  demeure  éternellement  incompréhensible  en 
soi,  ce  qu'on  vient  de  dire  est  néanmoins  renfermé  si  clai- 
rement dans  l'idée  qu'on  a  de  lui,  qu'il  faut  ou  l'admettre 
ou  nier  Dieu,  et  avec  lui  tout  être.  »  —  On  voit  que  Lamen- 
nais regarde  la  Trinité  comme  Tun  des  objets  propres  de  la 
philosophie  :  elle  ne  serait  pas  moins  évidente  ou  démon- 
trable que  l'existence  divine  elle-même,  et  l'on  ne  pourrait 
pas,  en  philosophie,  établir  mieux  celle-ci  que  l'autre.  Voilà 
une  des  conclusions  où  aboutit  si  facilement  la  philosophie 
qui  confond  la  foi  avec  la  raison  :  cette  philosophie  est  mor- 
telle pour  l'une  comme  pour  l'autre.  Les  philosophes  chré- 
tiens qui  prétendent  démontrer  en  particulier  la  Trinité 
des  personnes  divines,  méconnaissent  la  véritable  portée  de 
la  raison  humaine,  et  ils  ne  réussissent  qu'à  éloigner  de 
plus  en  plus  les  philosophes  rationalistes  de  toute  révéla- 
tion. Ce  n'est  pas  que  le  mystère  d'un  Dieu  en  trois  per- 
sonnes soit  une  contradiction,  comme  le  pense  M.  Vache- 
rot;  maisle  théologien  n'a  pas  le  droit  d'imposer  la  croyance 
à  ce  mystère  au  nom  de  la  raison,  bien  que  la  raison  puisse 
l'expliquer  de  diverses  manières,  tour  à  tour  ingénieuses  et 
profondes. 

Nous  ne  poursuivrons  pas  davantage  l'analyse  du  sys- 
tème de  Lamennais  :  il  nous  suffit  d'en  avoir  saisi  l'origine 
et  les  vices  principaux.  Nous  accordons  à  M.  Vacherot  que 
la  méthode  traditionnelle,  ainsi  entendue  et  appliquée,  était 
incapable  de  fonder  une  métaphysique  et  d'établir  avec  suc- 
cès les  doctrines  spiritualistes.   Passons  maintenant  à  un 


UX    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  Bq 

autre  philosophe,  d'un  esprit  bien  différent  :  nous  voulons 
parler  de  Pierre  Leroux. 

Bien  qu'inférieur  à  Lamennais  comme  philosophe, 
Pierre  Leroux  fut  mieux  écouté  de  ses  contemporains.  Sa 
doctrine  philosophique  n'est  résumée  dans  aucun  ouvrage 
que  l'on  puisse  comparer,  même  de  loin,  à  V Esquisse  d'une 
philosophie  ;  mais  elle  est  disséminée  dans  une  foule  d'écrits 
et  d'articles  composés  sous  l'inspiration  du  moment.  Elle  a 
cette  ressemblance  avec  la  doctrine  de  Lamennais,  qu'elle 
s'appuie,  elle  aussi,  sur  les  traditions.  La  Trinité  chré- 
tienne en  est  le  principe  fondamental,  celui  qui  revient  sous 
toutes  les  formes  et  au  moyen  duquel  l'auteur  cherche  à 
tout  expliquer.  S'il  faut  l'en  croire,  la  création  est  impos- 
sible et  inconcevable,  si  l'on  n'admet  pas  la  Trinité,  et  en 
particulier  la  troisième  personne,  qui  est  l'Esprit  ou 
TAmour.  «  Si  le  Saint-Esprit  n'existe  pas,  la  création 
n'existe  pas.  Tant  que  l'intelligence,  dans  son  entente  méta- 
physique de  Dieu,  n'a  point  fait  apparaître  la  troisième 
hypostase,  ia  procession  des  créatures  hors  de  Dieu  ne 
peut  être  conçue.  Ce  n'est  que  par  la  vertu  de  ce  troisième 
terme  que  Dieu  est  agissant,  et  par  conséquent  créateur.  )> 

Il  pense  donc,  avec  Lamennais,  que  la  Trinité  est  une 
vérité  de  l'ordre  philosophique,  à  laquelle  l'esprit  humain 
a  été  amené  naturellement,  en  se  développant.  «  La  révo- 
lution opérée  dans  la  théologie  par  l'introduction  du  dogme 
de  la  Trinité  n'était  point  un  écart  de  la  marche  ordinaire 
de  l'esprit  humain  dans  le  perfectionnement  de  ses  idées. 
Quoique  produite  en  apparence  par  une  explosion  impro- 
visée, elle  s'était  pendant  longtemps  préparée  en  silence 
dans  le  sein  du  genre  humain,  avant  que  de  venir  à  terme 
et  de  paraître.  »  Il  va  jusqu'à  comparer  le  dogme  de  la  Tri- 
nité à  la  loi  physique  de  l'attraction  découverte  par  Newton. 
((  Le  principe  de  la  Trinité  en  théologie,  dit-il,  comme  en 
astronomie  celui  de  l'attraction,  se  justifie  donc  analytique- 
ment  par  sa  simplicité  et  sa  convenance,  et  il  n'y  a  pas  plus 
de  raison  de  s'inscrire  contre  l'un  que  contre  l'autre,  puis- 
qu'ils possèdent  tous  deux,  chacun  dans  sa  sphère,  même 
pour  la  critique   la  plus   stricte,    un  caractère  pareil   de 


40  IN    hPlRITL  ALISME    SANS    DIEU 

majesté.  »  Il  insiste  ensuite  sur  les  merveilleux  effets  pro- 
duits dans  la  société  par  la  connaissance  explicite  du  dogme 
et  de  la  formule  trinitaires,  et  en  particulier  par  la  connais- 
sance de  la  troisième  personne  divine.  A  ses  yeux,  le  chris- 
tianisme mériterait  le  nom  de  religion  du  Saint-Esprit, 
plutôt  que  celui  de  religion  de  Jësus-Christ  ou  du  Fils. 

Mais  il  faut  l'entendre  :  «  C'est  à  lui  ,au  principe  de  la 
Trinité  ,  et  très  spécialement  à  ce  qu'il  a  manifesté  de  la 
troisième  Personm^  qu'est  dû  l'immense  progrès  qu'ont 
accompli,  dans  le  christianisme,  la  moralité,  la  sentimen- 
talité, la  piété.  Cette  charité  qui  est  venue  mettre  son 
ardeur  dans  les  consciences,  et  faire  distinguer  par  les 
hommes,  avec  tant  de  netteté,  les  liens  sacrés  par  lesquels 
ils  sont  unis  et  qui  jusqu'alors  n'avaient  été  que  vaguement 
sentis;  cet  amour  avec  lequel  les  tidèles  ont  commencé  à 
chérir  Dieu,  à  le  prier,  à  implorer  les  dons  de  sa  grâce, 
soutien  et  réconfort  des  âmes,  osant  provoquer  avec  con- 
fiance son  amour  infini  par  l'hommage  du  leur;  cette  déli- 
catesse toute  nouvelle,  qui  s'est  peu  à  peu  fait  voir  dans  les 
cœurs;  tous  ces  développements  de  la  nature  humaine, 
qui  la  font  si  différente  de  ce  qu'elle  était  dans  les  temps 
anciens,  sont  dans  la  correspondance  immédiate  du  Saint- 
Esprit;  tellement  que  si  Ton  voulait  faire  plus  attention 
aux  perfectionnements  intérieurs  des  âmes  qu'aux  idées 
théoriques  qui  ont  occupé  les  intelligences,  on  devrait  dire 
que  le  christianisme  a  été  la  religion  du  Saint-Esprit  plutôt 
encore  que  celle  du  Acerbe.  Deiis  charitas  est^a.  pu  dire  avec 
saint  Jean,  toute  la  chrétienté.  » 

Nous  aimons  à  voir  M.  Vacherot  faire  bonne  justice  de 
ces  prétentions  du  fougueux  théosophe.  Pierre  Leroux  est 
enclin  à  tout  exagérer.  Il  se  trompe  en  introduisant  mal  à 
propos  le  principe  de  la  Trinité  dans  la  métaphysique  et  la 
philosophie.  Il  se  trompe  théologiquement  en  élevant  le 
Saint-Esprit  au-dessus  du  A'erbe  et  en  opposant  saint  Jean 
à  saint  Paul.  Il  se  fait  ici  le  docteur  d'un  nouveau  christia- 
nisme, celui  de  la  charité  ou  de  l'amour,  que  certains  héré- 
tiques et  théophilanthropes  appellent  de  tous  leurs  vœux 
et  dont  ils  prédisent  l'avènement.  ^Mais  jamais  la   charité 


Ux\    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  4I 

ne  triomphera,  au  sein  du  christianisme,  par  la  diminution 
ou  la  perte  de  la  foi  :  c'est  la  foi,  au  contraire,  qui  soutient 
la  charité;  c'est  la  foi  qui  alimente  l'amour.  Celui-ci  ne 
peut  que  diminuer  avec  la  fermeté  et  la  pureté  des 
croyances. 

Pierre  Leroux  se  trompe  encore  en  attribuant  à  la  vertu 
de  la  formule  trinitaire  elle-même  la  rénovation  de  l'ancien 
monde.  Avant  *que  cette  formule  eût  été  rigoureusement 
arrêtée  et  sanctionnée  d'une  manière  solennelle  au  concile 
de  Nicée,  comme  aussi  avant  que  la  morale  chrétienne  eût 
été  réduite  en  système  par  les  théologiens  et  les  casuistes, 
la  foi  et  la  morale  évangéliques  avaient  déjà  renouvelé  la 
face  du  monde  païen;  elles  avaient  inspiré  les  actes  les  plus 
héroïques  et  produit  plusieurs  générations  de  saints;  la 
révolution  était  faite  dans  les  consciences.  Ici  M.  Vacherot 
parle  comme  l'un  de  nous  :  «  L'àme  chrétienne,  dit-il,  était 
sortie  de  cet  ardent  foyer  d'amour,  de  charité,  de  piété,  de 
dévouement  exalté  jusqu'au  martyre,  de  sentiments  nou- 
veaux que  n'avait  point  éprouvés  l'àme  religieuse  de  l'hu- 
manité païenne...  Avant  que  la  lumière  ne  parût  dans  ces 
graves  conciles,  qui  achevèrent  le  dogme,  la  flamme  avait 
jailli,  dès  le  berceau  du  christianisme,  de  ces  brûlants 
foyers  de  la  propagande  évangélique,  allumés  par  la  parole, 
la  vie  et  la  mort  du  maître,  qui  furent  les  premières  églises 
chrétiennes.  » 

La  confusion  des  principes  de  la  théologie  avec  ceux  de 
la  philosophie  n'a  donc  pas  été  favorable  au  système  de 
Pierre  Leroux.  L'étude  de  ce  philosophe  nous  convainc  de 
nouveau  que  l'esprit  humain  ne  doit  pas  s'appuyer  princi- 
palement sur  les  croyances  et  les  traditions,  même  les  plus 
respectables  et  les  plus  certaines  d'ailleurs,  pour  fonder 
une  philosophie  et  une  métaphysique. 

Un  autre  philosophe,  ce  Alexandrin  égaré  »  comme  les 
précédents,  c'est  Jean  Reynaud,  l'auteur  de  Terre  et  Ciel. 
Lui  aussi  applique  la  théologie  et  la  tradition  à  la  métaphy- 
sique. Mais  sa  théologie,  pas  plus  que  celle  de  Lamennais 
et  de  Pierre  Leroux,  n'est  acceptable,  et  l'application  qu'il 
en  fait  à  la  philosophie  aboutit  à  une  confusion  et  non  pas 


_y2  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

à  une  simple  alliance.  Il  part  du  mystère  de  la  Trinité, 
qu'il  explique  par  la  raison.  Dieu  existe  :  en  se  connais- 
sant, il  engendre  le  Fils;  en  s'aimant,  il  est  le  principe  de 
TEsprit.  A  cette  procession  interne  des  personnes  divines 
succède,  suivant  Jean  Reynaud,  une  cre'ation  e'ternelle  et 
nécessaire,  car  Dieu  ne  peut  se  condamner  à  l'inaction.  Il 
n'a  pas  vu  que  l'activité  interne  de  Dieu,  celle  qui  a  pour 
termes  les  personnes  divines,  n'est  rien  moins  que  l'inac- 
tion; elle  est  l'activité  infinie,  la  vie  essentielle  de  Dieu  :  la 
création  du  monde,  si  vaste  soit-il,  n'est  rien  en  comparai- 
son d'elle.  Si  le  monde  divin  nous  était  ouvert,  si  notre 
regard  pouvait  en  sonder  les  abîmes  et  l'immensité,  alors 
nous  comprendrions  comment  l'activité  et  la  vie  divines 
n'avaient  pas  besoin  de  créer  le  monde  pour  exister  et 
s'exercer  pleinement.  La  création  fut  un  libre  surcroît;  le 
monde  n'est  qu'un  objet  secondaire, accessoire  et  extérieur, 
de  la  science,  de  la  sagesse  et  de  Tamour  de  Dieu.  Tant 
que  les  philosophes  refuseront  de  reconnaître  ces  carac- 
tères qui  séparent  Dieu  de  la  créature,  ils  ne  se  seront 
point  fait  de  la  divinité  une  idée  assez  haute;  leur  Dieu 
sera  un  Dieu  humain  par  quelque  endroit,  plus  dépendant 
de  ses  propres  œuvres  qu'il  n'en  est  l'auteur. 

Telle  est  l'erreur  de  Jean  Reynaud,  âme  profondément 
religieuse,  mais  égarée  par  l'imagination  et  le  sentiment,  et 
n'ayant  à  son  service  qu'une  théologie  incomplète  et  erro- 
née. Ses  vues  sur  la  création,  sur  l'avenir  des  âmes  après 
cette  vie,  sont  inadmissibles.  Il  prête  gratuitement  à  la 
théologie  orthodoxe  certaines  erreurs  qu'elle  a  toujours 
répudiées  par  la  bouche  de  ses  meilleurs  représentants. 
Non,  la  Divinité  n'est  pas  inactive  indépendamment  de  la 
production  des  êtres.  Non,  l'état  et  le  bonheur  des  élus 
ne  consiste  pas  dans  une  sorte  d'inaction  qui  vaudrait 
moins  que  la  mort  :  c'est  un  repos  ,  par  opposition  aux 
labeurs  ingrats  de  cette  vie,  mais  ce  n'est  point  un  som- 
meil ou  une  contemplation  purement  passive.  On  n'ar- 
rive pas  au  but  pour  s'y  endormir,  et  au  bonheur  pour 
ne  pas  en  jouir;  mais  la  jouissance  consiste  dans  des 
actes  :  être  heureux,  c'est  agir.  La  vie  bienheureuse  est  la 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  43 

vie  véritable,  parfaite;  c'est  une  activité  supérieure,  à  l'abri 
des  menaces,  des  périls  et  des  diminutions  auxquelles  la 
vie  présente  n'est  que  trop  sujette.  Et  pourquoi  donc  l'âme 
ne  pourrait-elle  connaître,  aimer,  jouir,  se  donner,  sans 
être  condamnée  à  passer  de  nouveau  par  les  phases  criti- 
ques d'une  vie  semblable  à  la  vie  présente?  Les  transmi- 
grations successives  des  âmes,  leur  course  indéfinie  dans 
une  carrière  sans  fin,  sont  des  chimères  :  elles  peuvent 
tromper  l'imagination  par  une  apparence  de  grandeur  , 
mais  elles  ne  supportent  pas  l'examen  d'une  froide  raison. 

Ce  que  nous  relevons  avec  plaisir  dans  les  doctrines  de 
Jean  Reynaud,  c'est  la  juste  distinction  qu'il  établit  entre 
certains  attributs  de  Dieu  et  les  attributs  correspondants 
de  la  créature,  entre  l'éternité  proprement  dite  et  la  perpé- 
tuité de  la  créature,  entre  l'immensité  et  l'ubiquité  de 
Dieu  et  l'immensité  de  l'espace.  M.  Vacherot,  qui,  ne  l'ou- 
blions pas,  refuse  d'admettre  l'existence  d'un  Dieu  digne 
de  ce  nom,  trouve  la  doctrine  de  Jean  Reynaud  inintelli- 
gible sur  ce  point.  Mais  c'est  en  cela  plutôt  qu'elle  est  sage, 
et  son  auteur  aurait  dû  mieux  tirer  les  conséquences  que 
contiennent  de  pareils  principes.  Tant  que  l'être  de  Dieu 
sera  regardé  comme  un  être  semblable  à  celui  de  la  créa- 
ture  et  compris  avec  lui  dans  un  même  genre,  la  théologie 
se  heurtera  à  toutes  sortes  de  contradictions,  les  attributs 
divins  seront  inconciliables. 

Il  n'est  pas  permis  d'oublier  qu'en  attribuant  à  Dieu  les 
perfections  des  créatures,  nous  les  attribuons  par  voie  d'ana- 
logie et  de  transcendance,  plutôt  que  par  voie  de  similitude. 
L'infinité  de  Dieu  n'est  donc  pas  cette  infinité  relative  de  la 
quantité  ou  de  la  qualité  que  l'on  peut  attribuer  à  tort  ou  à 
raison  à  la  créature  :  l'infinité  de  Dieu  est  une  infinité 
absolue,  celle  de  l'être  même.  En  supposant  que  le  monde 
fût  infini  sous  quelque  rapport  et  qu'il  y  eût  par  exemple 
une  force  mécanique  infinie,  cette  infinité  ne  serait  point 
celle  de  Dieu  :  elle  ne  serait  rien  en  comparaison  d'elle.  En 
supposant  que  le  monde  occupât  un  espace  infini,  son  im- 
mensité n'aurait  rien  de  commun  avec  celle  de  Dieu  ;  cha- 
que partie  de  matière  serait  dans  un    lieu  et  non  dans  un 


j._j  UN    SPIRITUALIS.N'.E    SANS    DIEU 

autre  ;  les  parties  du  monde  seraient  mesurées  par  les  parties 
de  Tespace  :  Dieu,  au  contraire,  a  la  vertu  d'être  partout 
par  sa  nature  même,  sans  être  attaché  à  aucun  lieu  ni  être 
limité  par  rien.  Enfin,  en  supposant  même  que  le  monde 
fût  éternel,  il  y  aurait  encore  les  vicissitudes  et  l'accrois- 
sement du  temps,  les  jours  s'ajouteraient  aux  jours,  cette 
éternité  ne  serait  qu'un  temps  infini  vers  le  passé  et  indéfini 
vers  l'avenir  :  Dieu,  au  contraire,  a  l'éternité  proprement 
dite,  qui  est  une  permanence,  une  plénitude  de  vie  dans 
l'immutabilité. 

C'est  ce  que  Jean  Reynaud  paraît  avoir  assez  bien  com- 
pris. Si  M.  Vacherot  voit  des  contradictions  dans  cette  doc- 
trine, c'est  qu'il  ne  l'entend  pas  comme  il  convient  :  il  croit 
que  nous  parlons  de  Dieu,  Etre  suprême,  comme  nous  par- 
lerions de  l'être  abstrait  et  logique  ou  de  l'être  concret 
assujetti  aux  lois  du  temps  et  de  l'espace. 

La  critique  que  M.  Vacherot  fait  de  la  doctrine  de  Jean 
Reynaud,  est  donc  injuste  à  certains  égards.  Au  point  où 
nous  en  sommes  de  cette  revue  critique,  il  convient  de 
mieux  préciser  les  principales  réserves  que  nous  croyons 
devoir  faire.  Nous  convenons  avec  M.  Vacherot  qu'il  n'est 
point  expédient,  pour  résoudre  les  problèmes  de  métaphy- 
sique, de  confondre  la  théologie  avec  la  philosophie,  la  foi 
ou  les  traditions  avec  la  raison  :  mais,  tout  en  revendiquant 
pour  la  raison  une  juste  indépendance,  nous  ne  l'oppose- 
rons jamais  cependant  à  la  foi  et  à  la  théologie,  comme  si 
elles  étaient  incompatibles  dans  le  même  esprit  et  sans 
alliance  possible.  Nous  ne  faisons  non  plus  aucune  diffi- 
culté de  reconnaître  avec  M.  Vacherot  que  toutes  les 
écoles  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici  ont  été  impuissantes 
à  fonder  une  métaphysique.  L'école  de  la  spéculation, 
représentée  principalement  par  Fichte,  Schelling  et  Hegel, 
en  employant  la  méthode  a  priori^  a  radicalement  échoué. 
L'école  de  la  raison,  représentée  par  Cousin,  Saisset, 
etc.,  a  échoué  à  son  tour,  parce  qu'elle  a  procédé  éga- 
lement a  pj^iori^  en  invoquant  une  intuition  rationnelle 
fort  peu  justifiée.  Enfin,  nous  convenons  encore  que  l'école 
traditionnelle,  représentée  par  Lamennais,  Pierre  Leroux, 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  45 

Jean  Reynaud,  n'a  pas  été  plus  heureuse  que  les  pré- 
cédentes, parce  qu'elle  a  employé  indûment  la  méthode  de 
l'autorité. 

Cependant,  tout  en  critiquant  ces  diverses  écoles  et  ces 
diverses  méthodes,  considérées  d'une  manière  générale, 
nous  sommes  loin  de  tout  désapprouver.  En  repoussant  la 
méthode  a  priori^  nous  ne  voulons  pas  recourir  à  peu  près 
exclusivement,  comme  semble  le  faire  M.  Vacherot,  à  la 
méthode  expérimentale,  alors  même  qu'elle  comprend  la 
méthode  psychologique.  Entre  les  deux  méthodes  il  y  a  une 
alliance  à  contracter,  dont  la  philosophie  aura  tout  le  profit. 
Sans  renouveler  les  erreurs  de  l'école  de  la  spéculation  et 
de  l'école  de  la  raison,  nous  reconnaîtrons  cependant  avec 
elles  qu'il  est  des  principes  a  priori^  des  principes  ration- 
nels, que  notre  raison  n'a  connus,  il  est  vrai,  que  sous  le 
coup  de  l'expérience  et  des  impressions  sensibles,  et  qui 
sont  à  la  fois  la  loi  de  notre  esprit  et  la  loi  des  choses.  Or, 
il  faudra  tenir  compte  de  ces  principes  dans  la  recherche  de 
la  vérité.  L'expérience  elle-même  n'est  instructive  qu'à  leur 
lumière.  De  même,  tout  en  répudiant  les  erreurs  et  la 
méthode  de  l'école  traditionnelle,  qui  donne  le  pas  à  la  tra- 
dition sur  la  raison  individuelle  en  philosophie,  nous  recon- 
naîtrons cependant  que  la  méthode  traditionnelle  peut  et 
doit  être  employée,  en  la  combinant  sagement  avec  la  mé- 
thode rationnelle  et  la  méthode  psychologique.  Aucune  de 
ces  méthodes  ne  nous  conduira  à  la  vérité,  si  nous  la  sui- 
vons exclusivement.  C'est  ce  que  nous  verrons  mieux  par 
la  suite.  Mais,  dès  maintenant,  nous  devions  entrer  dans 
ces  explications  et  faire  ces  réserves  avant  de  continuer  à 
suivre  M.  Vacherot  dans  sa  revue  historique  et  critique. 

4^  Ecole  de  la  conscience.  —  Après  l'école  de  la  tradi- 
tion, vient  l'école  de  la  conscience.  M.  Vacherot  groupe 
dans  cette  école  la  plupart  de  nos  philosophes  contempo- 
rains, qui  continuèrent,  avec  plus  ou  moins  d'indépen- 
dance, les  doctrines  spiritualistes  de  Cousin  :  MM.  Franck, 
Janet,  Bénard,  Lévêque,  Bouillier,  Caro,  etc.  Cette  école 
ne  s'est  donc  distinguée  que  graduellement  de  l'école  de 


_|.6  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

la  raison.  A  la  mort  du  maître,  qui  avait  fait  du  spiritua- 
lisme une  sorte  de  parti  philosophique,  les  disciples 
demeurèrent  fidèles  aux  doctrines  spiritualistes,  mais 
chacun  les  établit  et  les  défendit  avec  indépendance,  en 
s'inspirant  de  lui-même  et  en  employant  une  méthode 
personnelle.  L'éclectisme  avait  vécu.  On  comprenait  enfin 
que  cette  méthode,  très  utile  à  certains  égards,  était  inca- 
pable de  rien  produire  de  neuf,  d'original  en  philosophie, 
mais  qu'il  fallait  recourir  à  d'autres  moyens,  si  l'on  ne  vou- 
lait pas  retarder  sur  le  mouvement  général  qui  emportait 
les  esprits. 

Chacun  s'ingénia  donc  pour  accommoder  la  philosophie 
spiritualiste  aux  nécessités  des  temps  et  aux  exigences  de 
la  science  moderne.  De  là  une  variété  admirable  d'essais 
et  d'ouvrages  philosophiques,  qui  composeraient  une 
vaste  bibliothèque.  Entre  toutes  ces  productions  du  spiri- 
tualisme contemporain,  il  n'y  a  qu'un  lien  de  commun, 
celui  des  doctrines  spiritualistes,  et  une  méthode  com- 
mune, celle  de  l'expérience  et  de  l'observation  psycho- 
logiques. C'est  ce  qui  permet  de  désigner  cette  école  sous 
le  nom  d'école  de  la  conscience  :  école  largement  ouverte, 
comme  on  le  voit,  puisqu'il  suffit,  pour  lui  appartenir, 
d'être  spiritualiste  dans  le  plus  large  sens  du  mot,  et  de 
faire  la  part  la  plus  considérable  à  la  méthode  psycholo- 
gique. Mais  la  facilité  même  qu'il  }''  a  à  pouvoir  se  dire  de 
cette  école,  nous  explique  pourquoi  ceux  qui  en  font 
partie,  n'ont  guère  proposé  jusqu'ici  de  théories  com- 
plètes sur  l'àme,  sur  Dieu,  sur  tous  les  grands  objets  de 
la  métaphysique. 

Nous  croyons  volontiers,  avec  M.  Vacherot,  que  chacun 
des  philosophes  éminents  qu'il  désigne  et  dont  les  œuvres 
sont  devenues  classiques,  a  une  doctrine  métaphysique 
complète  et  bien  arrêtée  dans  son  esprit.  On  ne  peut,  en 
effet,  aborder  successivement  les  sujets  les  plus  divers,  les 
traiter  d'une  manière  approfondie  et  rester  fidèle  au  même 
esprit,  sans  avoir  des  principes  bien  arrêtés,  qui  servent 
de  règle  à  la  pensée.  Cependant,  cette  abstention  à  peu 
près  générale,  ou  du  moins  cette  réserve  excessive  de  nos 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  47 

spiritualistes  contemporains  en  face  des  problèmes  et 
des  théories  métaphysiques,  nous  paraît  être  un  indice 
de  l'impossibilité  pour  le  spiritualisme  de  garder  son 
unité  de  doctrine,  le  jour  où  sa  métaphysique  sera  moins 
vague,  et  disons  même  moins  équivoque. 

L'unité  du  spiritualisme  contemporain  nous  paraît 
factice;  car  il  ne  suffit  pas,  pour  constituer  une  école 
distincte,  de  défendre  d'une  manière  générale  les  doctrines 
spiritualistes,  il  faut  encore  savoir  précisément  en  vertu 
de  quels  principes  métaphysiques  on  les  défend,  et  com- 
ment on  les  accorde  avec  les  autres  conclusions  philoso- 
phiques. Tel  spiritualisme,  s'il  veut  raisonner  ses  principes 
et  se  mettre  d'accord  avec  lui-même,  s'évanouira  peut-être 
en  vain  idéalisme.  Tel  autre  nous  menace  du  panthéisme 
ou  même  d'un  matérialisme  retourné.  Par  exemple,  si 
l'on  ne  triomphe  du  matérialisme  qu'en  supprimant  la 
matière  et  en  l'expliquant  par  l'esprit,  je  crains  bien  que 
l'esprit  à  son  tour  ne  soit  assimilé  à  la  matière.  Et  si  tel 
spiritualisme  supprime  le  Dieu  conscient  et  personnel,  je 
crains  bien  que  le  monde  n'arrive  à  remplacer  la  Divinité. 
Nous  sommes  donc  porté  à  croire,  et  c'est  même  pour 
nous  une  conviction,  que  le  spiritualisme  contemporain  se 
fractionnera  en  doctrines  inconciliables,  radicalement  op- 
posées, le  jour  où  les  spiritualistes  voudront  se  mettre 
d'accord  sur  tous  les  points  essentiels  de  la  métaphysique. 
Leur  unité  d'aujourd'hui  n'est  qu'apparente  :  c'est  une 
unité  de  sentiment,  d'intention,  de  but,  plutôt  qu'une 
Unité  de  principes  et  de  doctrine;  elle  repose  sur  plus  d'un 
malentendu  et  d'une  équivoque.  D'ailleurs,  nous  n'allons 
pas  tarder  à  nous  en  apercevoir  de  quelque  manière. 

Parmi  les  spiritualistes,  M.  Vacherot  en  distingue  deux, 
qui  ont  fait  exception  dans  leur  école  et  proposé  au  public 
une  doctrine  métaphysique  assez  complète  :  ce  sont 
MM.  Ravaisson  et  Lachelier.  M.  Ravaisson  a  été  secrétaire 
de  Cousin;  mais  il  n'a  jamais  cherché  ses  inspirations  ni 
dans  les  livres  ni  dans  les  leçons  du  maître.  C'est  donc  un 
philosophe  à  qui  l'on  ne  peut  reprocher  de  manquer  d'ori- 
ginalité. Il  a  des    maîtres   cependant,   et  des    meilleurs  : 


48  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

Aristote,  Leibniz,  peut-être  Schelling.  Sa  philosophie  est 
peu  populaire,  parce  qu'on  la  trouve  obscure.  M.  Ravais- 
son,  en  cftet,  formule  sa  pensée  à  la  manière  d'Aristote,  avec 
une  extrême  concision,  qui  ne  suffit  point  au  commun  des 
esprits.  Il  est  né  pour  la  métaphysique  ;  il  en  a  fait  et  il  con- 
tinue d'en  faire  «  partout,  dans  ses  notices,  dans  ses  articles 
d'art  et  d'érudition,  jusque  dans  ses  allocutions  au  modeste 
auditoire  de  nos  lycées,  quand  il  n'en  fait  plus  dans  les 
livres  ».  Mais  il  est  difficile  de  saisir  l'ensemble  de  sa  doc- 
trine. Non  seulement  elle  revêt  une  forme  peu  transpa- 
rente, mais  encore  elle  est  comme  dispersée.  Il  faut  la 
((  deviner  dans  son  Essai  sur  la  métaphysique^  puisqu'il 
ne  nous  a  pas  encore  donné  sa  conclusion.  On  ne  peut  en 
juger  qu'imparfaitement,  en  recueillant  çà  et  là  les  fra- 
gments épars  de  son  très  remarquable  Rapport  sur  la 
philosophie  en  France  au  xix^  siècle.  Mais  enfin,  on  peut 
s'en  faire  une  idée  suffisante  pour  en  apprécier  la  valeur 
et  la  portée.  »  ^^oyons  donc  quelle  paraît  être  la  métaphy- 
sique de  M.  Ravaisson. 

Il  professe  le  spiritualisme  le  plus  absolu  et,  selon  M.  Va- 
cherot,  «  le  plus  savant,  le  plus  profond,  et  en  même  temps 
le  plus  large  qui  ait  été  exposé,  depuis  l'origine  de  la  philo- 
sophie spiritualiste  en  France  ».  Il  s'explique  avec  précision 
sur  l'objet,  la  méthode  et  le  principe  de  la  métaphysique.  Il 
pense  que  l'objet  de  cette  science,  c'est  «  le  parfait,  le  com- 
plet, l'absolu  »,  c'est-à-dire  ce  qui  explique  tout  sans  avoir 
besoin  lui-même  d'explication. — -Mais,  comment  atteindre 
l'absolu?  Par  la  méthode  psychologique,  selon  M.  Ra- 
vaisson, qui  rejette  comme  inférieures  et  incomplètes  la 
méthode  employée  par  les  matérialistes  et  celle  qu'ont 
employée  les  idéalistes.  Les  matérialistes  ont  cherché 
l'absolu  ou  le  premier  principe  en  décomposant  la  matière, 
et  n'ont  trouvé  comme  première  cause  que  l'atome.  Les 
idéalistes  ont  cherché  la  première  des  idées  et  n'ont 
trouvé  que  l'être  pur,  le  plus  abstrait,  c'est-à-dire  le  moins 
réel.  En  étudiant  l'âme,  au  contraire,  nous  rencontrons 
une  perfection  réelle,  la  plus  haute  que  nous  puissions 
connaître  immédiatement  et   qui   nous  révélera    l'absolu- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  49 

ment  parfait.  Notre  pense'e  est  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans 
notre  nature  :  c'est  donc  le  principe  et  la  raison  de  tout  ce 
qui  est  en  nous.  Mais,  notre  pensée  elle-même,  perfection 
relative,  a  sa  cause  ou  raison  dernière  dans  une  perfection 
absolue.  C'est  à  ce  sommet  ou  à  ce  centre,  c'est  à  ce  point 
de  vue  que  le  philosophe  doit  se  placer  pour  contempler 
toutes  choses  et  saisir  leurs  harmonies.  «  Dieu  sert  à  enten- 
dre l'âme,  et  l'âme  la  nature.  » 

Jusqu'ici,  nous  ne  pourrions  guère  qu'approuver  ces  vues 
métaphysiques.  Cependant,  tout  en  reconnaissant  la  valeur 
de  la  méthode  psychologique,  nous  ne  pouvons  déprécier 
aucune  autre  méthode  légitime.  Le  matérialisme  s'est 
trompé,  sans  doute,  en  cherchant  l'absolu  dans  l'analyse 
des  corps;  mais  il  y  a  cependant  d.s  principes  intrinsèques 
et  premiers  que  l'on  ne  trouvera  que  dans  cette  analyse, 
pourvu  cependant  qu'elle  soit  faite  non  pas  au  moyen  des 
instruments,  mais  au  moyen  de  la  pensée,  appuyée  sur 
l'expérience,  et  cherchant  dans  les  corps  autre  chose 
qu'elle-même  ou  son  image.  Ni  l'analyse  ni  la  S3mthçse 
psychologiques  ne  peuvent  nous  donner  le  dernier  mot,  le 
mot  métaphysique  sur  la  constitution  essentielle  des  corps. 
C'est  pourquoi  nous  n'aurons  pas  recours,  comme  IVL  Ra- 
vaisson,  à  la  psychologie,  pour  trouver  les  premiers  prin- 
cipes intrinsèques  des  corps,  ceux  qui  les  constituent.  En  ce 
sens,  nous  nions  formellement  que  rame  explique  la  nature. 

Ensuite  la  méthode  employée  par  les  idéalistes  et  dont 
ils  ont  parfois  étrangement  abusé,  n'est  pas  à  rejeter  d'une 
manière  absolue.  En  cherchant  la  première  des  idées  et 
en  ne  tenant  pas  assez  compte  de  l'expérience,  particulière- 
ment de  l'expérience  psychologique,  les  idéalistes  n'ont 
trouvé  qu'un  principe  abstrait,  sans  réalité;  car  l'objectivité 
ou  la  réalité  de  l'idéal  ne  se  prouve  pas  par  l'idéal  même. 
Une  simple  idée,  même  la  plus  haute  des  idées,  le  plus 
sublime  idéal,  ne  peut  être  simplement  le  premier  principe 
des  choses  :  l'idée  ne  suffit  pas  à  expliquer  la  réalité. 
L'idéalisme  n'a  donc  pu  constituer  une  métaphysique, 
c'est-à-dire  une  science  des  premiers  principes.  Le  spiri- 
tualisme   est  plus   heureux;   car   sa   méthode    est  moins 

4 


50  U.\    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

incomplète  :  il  part  d'un  fait,  et  du  plus  remarquable  des 
faits  observables,  l'existence  de  la  pensée,  et  par  celle-ci  il 
s'élève  à  la  pensée  suprême  et  réelle  d'où  émane  la  nôtre. 

Toutefois,  que  le  spiritualisme  ne  triomphe  pas  ici  en 
méconnaissant  ce  qu'il  a  de  nécessairement  commun  avec 
l'idéalisme.  Si  le  spiritualisme  part  d'un  fait  et  d'une  per- 
fection, pour  s'élever  au  premier  fait  et  à  la  première 
perfection,  tandis  que  l'idéalisme  ne  part  que  d'une  idée 
pour  aboutir  à  la  première  idée,  cependant  qu'il  veuille  bien 
remarquer  et  ne  point  oublier  qu'il  ne  pourra  jamais 
passer  d'un  fait,  comme  celui  de  notre  pensée,  au  fait  supé- 
rieur qui  est  l'existence  divine,  sans  employer  les  idées 
abstraites  et  les  principes  absolus  dont  abuse  l'idéalisme. 
L'affirmation  scientifique  de  l'existence  de  Dieu  ne  résulte 
pas  d'une  simple  analyse  d'idées,  c'est  vrai;  mais  elle  ne 
résulte  pas  non  plus  d'une  simple  synthèse  de  faits  :  elle 
résulte  de  l'une  et  de  l'autre.  Le  fait  de  l'existence  du 
monde  ou  de  notre  propre  existence,  doit  être  considéré  à 
la  lumière  des  principes  absolus  de  la  raison,  principes 
abstraits  et  évidents  par  eux-mêmes.  A  cette  condition 
seulement,  il  nous  est  possible  d'affirmer  scientifiquement 
le  grand  fait  de  l'existence  de  l'absolu,  de  l'existence  de 
Dieu.  Soutenir  le  contraire,  ce  serait  retomber  dans  de 
graves  erreurs.  Mieux  vaudrait  admettre  l'intuition  ration- 
nelle de  l'absolu,  que  cette  sorte  d'expérimentation  psycho- 
logique de  son  existence  par  delà  notre  existence  person- 
nelle. La  métaph3^sique  de  !NL  Ravaisson,  si  nous  pouvons 
suffisamment  la  saisir  sous  les  formes  parfois  indécises 
qu'elle  revêt,  nous  paraît  donc  à  la  fois. pleine  de  vérités  et 
d'équivoques.  Elle  est  certainement  incomplète;  nous 
devons  même  ajouter  qu'elle  contient  des  erreurs,  comme 
on  va  mieux  le  voir  par  la  suite. 

Conformément  à  sa  méthode,  trop  psychologique,  con- 
formément aussi  au  principe  qui  est  le  premier  fruit  de 
cette  méthode,  à  savoir  que  Vâmc  sert  à  entendre  la  na'ure^ 
^L  Ravaisson  explique  tous  les  êtres  organisés  et  même 
les  êtres  inorganiques,  à  la  manière  de  la  nature  humaine. 
Les  choses  sont  plus  ou  moins  les  «  analogues  de  la  pensée  w. 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  5i 

«  Cette  analogie,  remarque  M.  Vacherot,  est  tout  le  secret 
du  spiritualisme  de  M.  Ravaisson.  C'est  le  fil  conducteur 
qui  le  guide,  dans  tout  le  cours  de  ses  spéculations  méta- 
physiques. » 

Voici  comment,  en  effet,  il  espère  réfuter  définitivement 
le  matérialisme,  en  comparant  toute  chose  à  la  personne 
humaine.  S'appuyant  sur  les  découver:es  de  la  science 
positive,  il  fait  voir  que  les  êtres  qui  nous  sont  inférieurs 
ont  comme  nous,  quoique  à  divers  degrés,  une  activité 
spontanée  et  intentionnelle,  ce  que  leur  dénie  précisément 
le  matérialisme.  Celui-ci  ne  peut  triompher  définitivement 
qu'en  expliquant  toujours  le  supérieur  par  l'inférieur,  les 
corps  organiques  par  les  corps  inorganiques,  et  ceux-ci  par 
de  simples  atomes  ;  il  doit  toujours  expliquer  uniquement 
les  faits  par  leur  condition  élémentaire,  sous  peine  d'être 
convaincu  de  fausseté.  Or,  la  science  positive  reconnaît 
aujourd'hui  qu'il  faut  plutôt  expliquer  l'inférieur  par  le 
supérieur,  les  organes  par  les  fonctions  auxquelles  la  nature 
les  destine.  Claude  Bernard  a  fort  bien  établi  que  la  nature 
vivante  obéit  à  une  idée  directrice.  Les  explications  du 
matérialisme  ne  suffisent  même  pas  à  rendre  compte  des 
phénomènes  observés  dans  les  corps  inorganiques.  La 
cristallisation,  par  exemple,  est  inexplicable  par  la  méca- 
nique seule.  Bien  plus,  le  mouvement  mécanique  lui-même 
est  inexplicable  sans  la  spontanéité  :  il  ne  peut  se  commu- 
niquer ni  se  continuer  sans  qu'on  suppose  une  qualité 
intermédiaire,  une  tendance,  un  effort,  dont  le  mouvement 
n'est  que  l'effet,  l'acte  et  la  manifestation.  Au  fond,  tout 
mouvement  est  une  tendance  ou  en  dérive,  et  cette  tendance 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  dans  le  mouvement,  tout  le 
reste  n'étant  que  rapports.  La  tendance  est  innée  aux  corps, 
et,  pour  en  trouver  l'origine,  il  faut  remonter  jusqu'à  la 
première  puissance  qui  les  créa. 

Nous  acceptons  bien  volontiers  toute  cette  théorie.  Il  est 
prouve  que  tous  les  corps  sont  doués  d'une  activité  essen- 
tielle et  de  plus  qu'ils  obéissent  à  une  direction  marquée 
par  une  intelligence  supérieure.  Mais  nous  ne  croyons  pas 
que  ces  considérations  soient  décisives  contre  le  matéria- 


32  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

lismc  proprement  dit,  de  beaucoup  le  plus  redoutable,  celui 
qui,  sans  confondre  l'étendue  avec  la  force,  ni  les  forces 
phvsico-chimiques  avec  les  forces  organiques,  ni  les  forces 
organiques  avec  les  facultés  sensibles  et  intellectuelles, 
prétend  cependant  que  celles-ci  n'existent  pas  sans  la 
matière.  Ce  matérialisme  n'est  point  réfuté,  alors  même 
qu'on  résout  la  matière  en  des  forces  simples,  qui  peuvent 
paraître  semblables  aux  esprits.  N'expliquer  les  corps  que 
par  des  forces  ou  des  formes  substantielles,  c'est  oublier 
l'un  de  leurs  principes  essentiels  et  irréductibles,  c'est  pro- 
fesser un  spiritualisme  exagéré.  Mais  toute  exagération 
tourne  nécessairement  contre  le  système  qui  la  commet. 
On  croit  triompher  du  matérialisme  en  niant  la  matière, 
en  expliquant  les  corps  par  de  pures  forces,  comme  des 
esprits,  pour  ainsi  dire;  et  il  viendra  un  moment  où  l'on 
expliquera  les  esprits  comme  les  corps.  Sans  reprocher  à 
M.  Ravaisson  cette  dernière  conséquence,  qu'il  ne  voudrait 
pas  accepter,  il  nous  est  permis  tout  au  moins  de  nous 
montrer  plus  difficile  que  M.  Vacherot,  qui  l'approuve  ici 
sans  réserve,  et  de  rejeter  absolument  cette  explication 
métaphysique  de  la  nature  du  corps  par  celle  de  l'esprit. 
Mais  il  faut  citer  M.  Ravaisson,  afin  de  montrer  que  nous 
n'avons  pas  dénaturé  sa  véritable  pensée  : 

((  Du  point  intérieur  et  central  de  la  réflexion  sur  soi, 
dit-il,  Tâme  ne  se  voit  donc  pas  seulement,  et  aussi^ 
comme  en  son  fond,  l'infini  d'où  elle  émane  (nous  avons 
déjà  fait  nos  réserves  sur  ce  point)  ;  elle  se  voit,  elle  se 
reconnaît,  plus  ou  moins  différente  d'elle-même,  de  degré 
en  degré,  jusqu'à  ces  extrêmes  limites  où,  dans  la  disper- 
sion de  la  matière,  toute  unité  semble  s'évanouir,  et  toute 
activité  disparaître  sous  l'enchaînement  des  phénomènes. 
De  ce  point  de  vue,  puisque  l'on  trouve  dans  l'àme  tout  ce 
qui  se  développe  dans  la  nature,  on  comprend  cette  sen- 
tence d'Aristote,  selon  laquelle  l'àme  est  le  lieu  de  toutes 
les  formes.  Puisque  les  objets  nous  apparaissent  alors 
comme  représentant  par  des  formes  dans  l'espace  les 
phases  que  l'àme  parcourt  dans  la  succession  de  ses  états, 
on  comprend  cette  sentence  de  Leibniz,   que  le  corps  est 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  53 

un  esprit  momentané.  Et  puis  :]ue  enfin  l'âme  elle-même, 
dans  le  progrès  de  sa  vie,  déroule  d'une  manière  succes- 
sive ce  que  contient,  comme  en  un  présent  indivis,  Tesprit 
pur,  on  comprend  cette  autre  sentence  des  mêmes  penseurs, 
résumant  en  une  brève  formule  tout  l'esprit  de  la  haute 
doctrine  platonicienne,  que  ce  qui  se  développe  dans  la 
variété  du  fini,  c'est  ce  que  l'infini  concentre  dans  l'unité. 
La  nature,  pourrait-on  dire,  est  comme  une  réfraction  ou 
dispersion  de  l'esprit.  »  —  Nous  ne  saurions  souscrire  aux 
formules  de  M.  Ravaisson,  ni  à  l'interprétation  qu'il  donne 
de  certains  principes  d'Aristote.  Le  spiritualisme  ne  peut 
rien  gagner  à  supprimer  la  matière  elle-même  pour  ne  con- 
server que  des  forces,  et  à  effacer  ainsi  la  distance  et  l'op- 
position qu'il  y  a  entre  le  monde  corporel  et  le  monde 
spirituel.  Quoi  que  fasse  la  métaphysique,  elle  trouvera 
toujours  dans  les  corps  deux  principes  irréductibles,  la 
force  et  l'étendue,  ou  plutôt  ce  dont  la  force  et  l'étendue  ne 
sont  elles-mêmes  que  les  premiers  effets  et  que  les  scolas- 
tiques  ont  appelé  du  nom  de  matière  première  et  de  forme 
substantielle. 

Mais  là  où  nous  ne  pouvons  que  nous  joindre  à  M.  Ra- 
vaisson et  à  M.  Vacherot,  c'est  lorsqu'ils  insistent  sur  les 
causes  finales,  sur  la  part  qu'il  faut  leur  attribuer  dans 
toute  la  nature.  «  Loin  que  tout  se  fasse  par  un  méca- 
nisme brut  ou  un  pur  hasard,  dit  M.  Ravaisson,  tout  se  fait 
par  le  développement  d'une  tendance  à  la  perfection,  au 
bien,  à  la  beauté,  qui  est,  dans  les  choses,  comme  un 
ressort  intérieur,  par  lequel  les  pousse  comme  un  poids  qui 
pèse  en  elles  et  les  fait  se  mouvoir  à  l'infini.  Au  lieu  de 
subir  un  destin  aveugle,  tout  obéit  et  obéit  de  bon  gré  à 
une  toute  divine  Providence.  »  Aujourd'hui  surtout  que  la 
science  nous  a  fait  pénétrer  si  avant  dans  les  œuvres  cachées 
de  la  nature,  la  sagesse  divine  s'est  révélée  sous  un  jour  tout 
nouveau  ;  les  arguments  que  Socrate  et  Platon  invoquaient 
pour  démontrer  l'existence  d'une  Providence,  sont  mer- 
veilleusement développés  et  fortifiés  :  rien  n'est  laissé  au 
hasard  dans  cet  immense  univers  ;  toute  créature  marche 
vers  un  but,  et  dans  chaque  créature,  si  minime  et  si  mépri- 


54  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

sée  soit-elle,  tout  se  combine,  tout  concourt  admirablement. 
M.  Ravaisson  proclame  bien  haut  le  principe  des  causes 
finales,  le  pourquoi  des  choses,  qui  en  est  la  plus  haute 
métaphysique.  11  oppose  \c  pourquoi  au  comment^  la  fin  que 
les  choses  cherchent  à  la  manière  dont  elles  la  cherchent  :  à 
la  métaphysique  de  chercher  le  pourquoi;  aux  sciences  de 
nous  apprendre  de  mieux  en  mieux  le  comment,  c'est-à- 
dire  les  conditions  des  phénomènes.  Si  la  philosophie  et 
les  sciences  s'en  tenaient  désormais  au  point  de  vue  qui  leur 
est  propre,  il  n'y  aurait  plus  de  conflit  entre  elles.  Il  est 
certain,  en  effet,  que  si  les  philosophes  s'étaient  toujours 
bornés  à  rechercher  les  premiers  principes  des  choses,  les 
suprêmes  causes,  laissant  aux  sciences  le  soin  de  déterminer 
de  mieux  en  mieux  les  causes  immédiates  et  les  conditions 
des  phénomènes,  la  philosophie  et  les  sciences  eussent 
toujours  vécu  en  paix. 

M.  Ravaisson  montre  très  bien  ensuite  —  et  ici 
M.  Vacherot  se  sépare  de  lui  — ,  que  la  fin  ou  l'idéal  vers 
lequel  gravite  la  nature  aussi  bien  que  l'humanité,  doit  être 
réel;  il  en  fait  «  l'être  parfait,  c'est-à-dire  le  type  absolu  de 
la  pensée,  de  la  volonté,  de  l'amour,  Dieu  en  un  mot  ». 
Pour  établir  cette  conclusion,  il  rappelle  avec  Aristote,  son 
incomparable  maître,  que  le  meilleur  ne  peut  venir  du  pire 
et  que  l'imparfait  ne  peut  procéder  que  du  parfait.  Rien  de 
plus  juste,  et  nous  l'établirons  nous-même  contre  M.  Va- 
cherot, qui  cherche  à  atténuer  la  portée  de  ce  principe. 
S'il  est  vrai  que  dans  l'ordre  idéal,  le  parfait  peut  être 
connu  après  l'imparfait,  l'infini  après  le  fini,  contrairement 
à  ce  qu'enseigne  l'école  de  la  raison,  il  est  indubitable  que 
dans  l'ordre  réel,  l'imparfait  ne  peut  venir  en  dernière 
analyse  que  du  parfait.  Et  qu'importe  ici  que  les  causes 
intermédiaires  nous  voilent  pour  un  temps  l'action  de 
l'auteur  principal  et  nous  donnent  l'illusion  que  l'imparfait 
se  perfectionne  de  lui-même  ! 

Ce  parfait,  que  M.  Ravaisson  place  à  l'origine  des  choses, 
c'est  Dieu.  Il  se  le  représente  comme  la  pensée  de  la  pensée. 
Ainsi  avait  fait  Aristote.  Nous  préférons  cependant  une 
autre  formule  de  ce  philosophe,  plus  générale,  moins  équi- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  55 

voque  et  non  moins  expressive  :  Dieu  est  un  acte  pur.  Si 
Dieu  est  la  pensée  souveraine,  il  est  aussi  l'amour  subsis- 
tant et  la  puissance  infinie.  Or,  nous  comprenons  égale- 
ment toutes  ces  perfections,  en  disant  que  Dieu  est  un  acte 
pur  :  M.  Ravaisson  ne  l'ignore  point. 

Ce  que  nous  goûtons  moins  dans  sa  théorie,  c'est  la 
manière  dont  il  explique  la  création.  «  Dieu,  dit-il,  a  tout 
fait  de  rien,  du  néant,  de  ce  néant  relatif  qui  est  le  possiWe  : 
c'est  que  ce  néant,  il  en  a  été  d'abord  l'auteur,  comme  il 
l'était  de  l'être;  de  ce  qu'il  a  annulé,  en  quelque  sorte,  et 
anéanti  de  la  plénitude  de  son  être  (se  ipsum  exinanivit), 
il  a  tiré  par  une  sorte  de  réveil  et  de  résurrection  tout  ce 
qui  existe.  »  Ici  M.  Vacherot  a  le  droit  d'ajouter,  après  une 
semblable  déclaration  :  «  Dieu  auteur  du  néant,  la  création 
expliquée  par  une  sorte  d'anéantissement  suivi  d'un  réveil 
et  d'une  résurrection,  voilà,  que  M.  Ravaisson  nous  per- 
mette le  mot,  de  ces  subtilités  par  trop  alexandrines,  qui 
doivent  rendre  l'école  spiritualiste  indulgente  pour  toutes 
les  énormités  du  panthéisme.  0) 

M.  Ravaisson  applique,  indûment  selon  nous,  les  for- 
mules chrétiennes  qui  expliquent  le  dogme  de  l'incarna- 
tion, à  l'œuvre  purement  naturelle  en  elle-même  de  la 
créati  n.  Il  n'est  pas  exact  de  dire  du  Créateur  comme  du 
Verbe  incarné  :  se  ipsum  exinanivit.  Sans  doute  «  Dieu  est 
descendupar  son  Fils, et  descendu  ainsi  sans  descendre, dans 
la  mort, pour  que  la  vie  en  naquît,  et  une  vie  toute  divine.  » 
Mais  il  n'y  a  rien  là  que  nous  puissions  appliquer  à  l'œuvre 
de  la  création.  Dieu  a  créé  le  monde  de  rien  et  sans  changer 
en  lui-même,  c'est-à-dire  qu'il  l'a  créé  sans  matière  préexis- 
tante et  sans  rien  perdre  de  ses  propres  perfections  ;  mais 
il  ne  l'a  pas  créé  sans  idéal,  sans  amour  et  sans  but;  sa 
force,  au  lieu  de  s'exercer  comme  la  nôtre  sur  un  objet 
préexistant,  l'a  emporté  infiniment  sur  la  nôtre,  en  consti- 
tuant cet  objet  lui-même.  L'acte  de  la  création  est  trans- 
cendant, c'est  vrai  ;  nous  ne  pouvons  en  donner  aucun 
exemple  et  nous  n'avons  pour  le  concevoir,  comme  pour 
concevoir  Dieu,  que  des  analogies  et  des  images,  il  dépasse 
notre  imagination,  il  est  vraiment  inimaginable;  mais  est- 


?0  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

il  inconcevable?  Il  s'impose,  au  moins  d'une  manière  indi- 
recte ;  car,  en  le  niant,  on  tombe  dans  un  abîme  de  contra- 
dictions. 

C'est  ce  dernier  parti  que  préfère  prendre  M.  Vacherot, 
car  la  création  qu'il  admet  ne  mérite  guère  ce  nom.  Dans 
la  doctrine  de  ]\I.  Ravaisson,  il  distingue  la  métaphj'sique 
de  la  théodicée.  Il  ne  peut,  dit-il,  qu'approuver  et  admirer 
la  première;  mais  il  rejette  la  seconde.  Pour  nous,  nous 
approuvons  une  partie  de  la  première  et  une  partie  de  la 
seconde.  Cette  doctrine  nous  paraît  juste  en  ce  qu'elle 
concilie  très  bien  la  métaphysique  avec  la  science,  comme 
aussi  en  ce  qu'elle  établit  un  Dieu  réel  et  personnel;  mais 
elle  nous  paraît  incomplète  en  ce  qu'elle  définit  mal  la 
création  et  en  ce  qu'elle  explique  la  nature  par  l'âme.  Ces 
conclusions  défectueuses  sont  dues  à  l'emploi  trop  exclusif 
de  la  méthode  psychologique. 

Si  elle  n'est  tempérée  par  les  autres,  cette  méthode  con- 
duit facilement  à  l'idéalisme.  On  peut  s'en  apercevoir  en 
étudiant  M.  Lachelier,  disciple  le  plus  remarquable  de 
M.  Ravaisson.  Son  enseignement  à  l'Ecole  normale  a 
exercé  la  plus  grande  influence  sur  les  jeunes  maîtres  de 
l'Université,  et  l'on  peut  se  demander  avec  curiosité  si  le 
succès  de  cet  enseignement  doit  être  attribué  au  mérite  de 
la  doctrine  aussi  bien  qu'au  talent  et  au  caractère  du 
maître.  Tandis  que  M.  Ravaisson  explique  la  nature  par 
l'esprit,  son  disciple,  plus  hardi  et  plus  conséquent,  va 
jusqu'à  la  créer,  pour  ainsi  dire,  ce  qui  est  le  propre  de  A 
l'idéalisme.  Pour  M.  Ravaisson,  la  pensée  est  le  principe 
de  toute  réalité  ;  pour  M.  Lachelier,  la  pensée  c'est  tout 
Tétre,  c'est  l'être  unique  :  ce  qui  lui  est  extérieur  est 
comme  une  projection  d'elle-même.  «  La  nature  n'est  que 
la  pensée  qui  rayonne,  tandis  que  l'esprit  n'est  que  la 
pensée  qui  se  concentre.  La  pensée  dans  son  unité,  la 
pensée  dans  sa  diversité,  c'est  tout  ce  qui  existe.  »  A  pre- 
mière vue,  cette  doctrine  ressemble  fort  à  celle  des  idéalistes 
allemands. 

Voici  d'ailleurs  quelques  citations  qui  achèveront  de 
nous  renseigner  sur  ses  tendances  et  son  caractère.  «  La 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  DJ 

plus  élevée  de  nos  connaissances,  dit  M.  Lachelier,  n'est 
ni  une  sensation,  ni  une  intuition  intellectuelle,  mais  une 
réflexion  par  laquelle  la  pensée  saisit  immédiatement  sa 
nature  et  le  rapport  qu'elle  soutient  avec  les  phénomènes. 
C'est  de  ce  rapport  que  nous  pouvons  déduire  les  lois 
qu'elle  leur  impose  et  qui  ne  sont  autre  chose  que  les 
principes.  »  M.  Lachelier  donne  donc  le  pas  à  la  réflexion 
sur  la  vue  directe  de  l'objet,  et  il  croit  que  notre  esprit 
impose  aux  phénomènes  ses  propres  lois;  mais  on  risque 
fort  par  ces  concessions,  de  ne  pouvoir  plus  sortir  de  sa 
propre  pensée.  De  plus,  M.  Lachelier  n'accorde  aux  qua- 
lités des  corps  que  nous  percevons,  même  aux  qualités 
premières,  comme  l'étendue,  aucune  réalité  qui  soit  dis- 
tincte de  celle  de  l'esprit,  ce  qui  est  un  autre  point  fonda- 
mental de  l'idéalisme.  «  L'étendue,  dit-il,  n'est  pas  autre 
chose  que  le  rapport  des  phénomènes  sensibles  avec  la 
forme  d'espace.  La  résistance,  c'est  la  sensation  de  quel- 
que chose  qui  est  en  dehors  de  notre  corps,  d'une  tendance 
au  mouvement  opposée  à  la  nôtre;  mais  ce  corps  et  le 
nôtre  ne  sont  que  des  productions  de  notre  esprit.  Dire 
que  notre  corps  est  distinct  des  autres  corps  matériels, 
c'est  dire  que  nous  nous  représentons  nécessairement  les 
corps  dans  l'espace,  les  uns  en  dehors  des  autres;  mais 
tous  ces  corps  ensemble  résident  dans  notre  pensée.  » 
N'est-ce  pas  là  une  déclaration  d'idéalisme? 

En  voici  une  autre,  plus  nette  encore,  et  que  n'auraient 
pas  désavouée,  selon  M.  Vacherot,  ni  Fichte,  ni  Schelling, 
ni  Hegel  :  «  Toutes  choses  sont  des  pensées,  et  la  pensée, 
en  les  pensant,  ne  sort  pas  d'elle-même.  Nous  pouvons 
rêver  une  réduction  des  sciences  physiques  aux  sciences 
mathématiques,  une  science  de  la  nature  a  />r/or/,  supé- 
rieure à  la  personnalité,  indépendante  de  l'espace  et  du 
temps,  une  science  divine,  qui  soit  la  présence  réelle  de 
l'esprit  à  toutes  choses  à  la  fois.  )>  Il  est  vrai  que  ses  leçons 
de  psychologie  d'où  est  extraite  cette  citation,  n'ont  pas  été 
publiées  par  M.  Lachelier  lui-même,  mais  par  un  de  ses 
disciples  :  il  y  a  tout  lieu  de  croire  cependant  que  le  disciple 
n-a  pas  été  infidèle  à  la  pensée  du  maître. 


38  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

Mais  si  M.  Lachelier  professe  une  logique  qui  rappelle 
beaucoup  plus  celle  de  l'école  allemande  que  celle  de  l'é- 
cole spiritualiste  française,  il  se  rapproche  du  moins  de  ses 
maîtres  naturels  par  sa  métaphysique.  Il  admet,  avec  tous 
les  grands  métaphysiciens,  la  loi  de  finalité  qui  gouverne 
toutes  choses,  la  nature  et  l'esprit.  Le  mécanisme  lui  paraît 
insuffisant  à  expliquer  le  monde  d'une  manière  philoso- 
phique et  définitive.  Cette  explication  suprême  ne  se  trouve 
que  dans  la  fin,  dans  le  bien  :  seul  il  se  suffit,  c'est  la  seule 
vraie  réalité. 

Le  principe  de  finalité,  l'un  des  plus  importants  en  méta- 
physique, est  à  peu  près  le  seul  sur  lequel  tombent  d'accord 
tous  les  philosophes  de  l'école  nouvelle  représentée  par 
M.  Ravaisson  et  M.  Lachelier  :  on  discute,  par  exemple, 
«  sur  l'immanence  ou  la  transcendance  de  la  cause  finale  ; 
on  met  l'absolu.  Dieu,  dans  le  monde  ou  hors  du  monde  ; 
on  explique  l'action  divine  par  la  création  ou  par  l'évolu- 
tion »  :  seul  le  principe  de  finalité  est  au-dessus  de  toutecon- 
testation.  Et  il  suffit  à  la  rigueur,  semble-t-il,  pour  que  tous 
les  philosophes  de  cette  école  puissent  être  regardés  comme 
des  partisans  de  la  métaphysique  et  du  spiritualisme. 

Le  spiritualisme  a  bien  d'autres  représentants  encore  que 
ceux  qui  ont  été  signalés.  C'est  ainsi  que  tous  les  philo- 
sophes chrétiens  peuvent  être  comptés  parmi  les  spiritua- 
listes  les  plus  décidés;  mais  ils  n'appartiennent  pas  à  l'école 
qu'on  est  convenu  d'appeler  spiritualiste  parce  qu'elle  n'a 
pas  de  caractère  plus  spécial  qui  puisse  servir  à  la  désigner. 
Parmi  ces  philosophes  qui  ont  mis  leur  savoir  au  service 
de  leur  foi,  M.  Vacherot  accorde  une  mention  particulière  à 
M.  l'abbé  de  Broglie  et  à  M.  de  Pressensé  :  le  premier, 
auteur  d'un  ouvrage  considérable  de  philosophie  et  de 
critique,  le  Positivisme  et  la  Science  expérimentale  ;  le  se- 
cond, auteur  d'ouvrages  remarqués  sur  l'accord  de  la  science 
et  de  la  religion. 

Parmi  les  philosophes  ne  relevant  d'aucune  école,  et  dont 
les  doctrines  philosophiques  ne  se  sont  pas  encore  dégagées 
d'une  manière  assez  complète,  M.  Vacherot  signale  M. 
Fouillée,  M.  Guyau  et  M.  Magy.   Les  œuvres  historiques 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  5q 

qui  marquèrent  les  débuts  de  M.  Fouillée  dans  la  carrière 
philosophique,  permettaient  de  le  ranger  parmi  les  repré- 
sentants les  plus  remarquables  de  la  tradition  spiritualiste; 
mais  la  suite  n'a  répondu  qu'imparfaitement  à  ces  commen- 
cements, et  l'on  peut  se  demander  si  M.  Fouillée  est  vrai^ 
ment  spiritualiste,  après  les  concessions  qu'il  a  faites  au 
positivisme.  M.  Guyau  aurait  plus  de  fermeté  dans  la  doc- 
trine; mais  ses  œuvres  n'offrent  pas  encore  un  ensemble. 
Ajoutons  que  VEsqiiisse  d'une  morale  sans  obligation  ni 
sanction^  qui  vient  de  sortir  de  sa  plume,  est  loin  de  satis- 
faire les  bons  esprits  et  de  les  rassurer  sur  les  tendances  du 
jeune  philosophe.  Tout  en  soutenant  des  thèses  meilleures 
M.  Magy  ne  nous  a  pas  donné  encore  une  philosophie 
complète.  Aucun  de  ces  philosophes  n'a  entrepris  une  syn- 
thèse philosophique  ni  publié  un  livre  de  doctrine  géné- 
rale. 

Enfin,  M.  Vacherot  salue  encore,  sans  pouvoir  les  nommer 
tous,  une  élite  de  jeunes  philosophes.  C'est  en  eux  qu'il 
met  l'espoir  du  nouveau  spiritualisme.  Il  espère  que  la 
nouvelle  doctrine  se  propagera,  non  point  parmi  ces  esprits 
dont  l'école  positiviste  est  l'oracle,  ni  parmi  ceux  qui, 
épris  des  doctrines  matérialistes,  estiment  que  tout  ce  qui 
dépasse  les  sens  est  pure  scolastique  :  il  se  développera, 
espère-t-il,  parmi  le  monde  «  des  esprits  vraiment  philoso- 
phiques qui  veulent  qu'on  leur  explique  la  réalité,  sans  la 
perdre  dans  la  subtilité  et  les  chimères  de  l'idéalisme  ».  Ce 
monde-là,  ajoute-t-il,  «  ne  sera  jamais  le  plus  vaste;  mais 
il  est  le  seul  dont  la  conquête  doit  tenter  une  école  comme 
celle  qui  a  en  ce  moment  le  dépôt  des  hautes  traditions. 
Quand  un  tel  monde  se  trouve  gagné  à  la  cause  spiritua- 
liste, la  philosophie  n'a  point  à  se  préoccuper  des  couches 
inférieures  où  ne  descend  pas  la  pensée.  » 

Comme  on  le  voit,  M.  Vacherot  borne  bien  étroitement 
les  espérances  que  lui  fait  concevoir  le  nouveau  spiritua- 
lisme, dont  il  se  fait  l'organe.  Encore  faudra-t-il,  pour  que 
ces  espérances  si  médiocres,  quoique  si  hautes  en  appa- 
rence, parviennent  à  se  réaliser,  que  les  philosophes  spiri- 
tualistes  mettent  en  pratique  ses  conseils,  //  ne  faut  pas 


6o  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

mettre  le  rin  noiweau  dans  les  vieux  vases^  dit  l'Evangile  ; 
«  et  il  ne  faut  pas  enfermer  Timmortelle  pensée  du  spiritua- 
lisme dans  les  obscurs  symboles  des  jours  anciens  ».  Que 
M.  Ravaisson  cesse  donc  de  nous  parler  la  langue  de 
Schelling,  la  langue  des  mystères  et  des  initiés.  Que  M.  La- 
chelier  ne  répète  pas,  «  en  phrases  sibyllines  »,  que  la  pen- 
sée crée  le  sujet  et  l'objet,  et  qu'il  n'y  a  de  réel  pour  l'esprit 
que  ce  qui  est  pensé.  Ce  langage  ne  peut  être  entendu  que 
des  forts  ;  il  sera  sans  action  même  sur  l'élite  à  laquelle  le 
nouveau  spiritualisme  doit  borner  ses  espérances. 

Nous  le  croyons  facilement,  et  nous  ajoutons  que  les 
sages  conseils  de  M.  Vacherot  nous  paraissent  encore  bien 
insuffisants.  Le  spiritualisme,  à  notre  avis,  doit  concevoir 
de  plus  grandes  espérances,  mais  se  soumettre  à  une  autre 
discipline.  Un  spiritualisme  vague,  hésitant  sur  des  ques- 
tions capitales  de  la  métaphysique  et  de  la  théodicée,  sera 
toujours  impuissant.  Incapable  de  s'accorder  avec  lui-même, 
comment  s'opposerait-il  efficacement  aux  doctrines  rivales 
qui  se  sont  propagées  de  nos  jours,  et  arracherait-il  les 
esprits  à  leur  influence?  Il  faut  aux  spiritualistes  contem- 
porains une  métaphysique  achevée,  qui  ne  sacrifie  ou  qui 
n'omette  aucun  principe  essentiel  de  l'entendement,  et  qui 
sache  découvrir  les  premières  causes  aussi  bien  de  l'ordre 
réel  que  de  Tordre  idéal.  Il  faut  qu'en  saisissant  les  analo- 
gies qui  unissent  tous  les  êtres,  l'être  infini  à  l'être  fini, 
l'esprit  à  la  matière,  l'homme  à  la  nature,  elle  marque  en 
même  temps  les  distinctions  profondes  qui  les  séparent  et 
empêche  ainsi  des  confusions  regrettables.  Tout  entière  à 
la  recherche  des  essences,  des  natures,  des  premiers  prin- 
cipes, des  origines  et  des  dernièi^es  fins,  elle  laissera  aux 
sciences  physiques  la  recherche  des  causes  immédiates  et 
des  conditions  des  phénomènes.  Que  craindrait-elle  des 
sciences  positives  ?  Pourquoi  assisterait-elle  avec  défiance 
à  leurs  recherches  et  à  leurs  efforts?  Ces  sciences  travaillent 
à  leur  insu  pour  elle;  elles  fournissent  les  conclusions  par- 
ticulières et  les  matériaux  sans  nombre  dont  elle  se  servira 
pour  édifier  une  vaste  synthèse. 

Mais  la  métaphysique  moderne  ne  suffira  à  la  tâche  mi- 


I 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  Gl 

mensc  qui  lui  incombe  qu'à  la  condition  d'être  elle-même 
une  et  complète,  c'est-à-dire  d'avoir  sur  Dieu,  sur  l'àme, 
sur  l'homme  et  sur  la  nature,  des  théories,  sinon  e'videntes 
sur  tous  les  points,  du  moins  plausibles  et  concordantes 
dans  toutes  leurs  parties.  Alors  les  espérances  du  spiritua- 
lisme seront  légitimes;  alors  aussi  elles  seront  sans  bornes. 
Il  peut  s'étendre  parmi  les  esprits  aussi  loin  que  la  vérité. 
Celle-ci  ne  se  révèle  pas  au  grand  nombre  jusque  dans  ses 
profondeurs;  mais  tous  peuvent  la  goûter  et  la  discerner 
de  l'erreur  :  ainsi  en  est-il  du  spiritualisme.  La  généralité 
des  esprits  peut  arriver  à  en  saisir  la  force,  la  convenance, 
et  à  répudier  toutes  les  doctrines  incompatibles  avec  lui, 
depuis  le  grossier  matérialisme  jusqu'à  l'idéalisme  le  plus 
séduisant  en  même  temps  que  le  plus  chimérique. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  le  spiritualisme  ne  rencon- 
trera, pour  s'y  appuyer,  cette  métaphysique  complète 
et  indispensable,  que  le  jour  où  il  aura  compris  que  sa 
cause  est  étroitement  liée  à  celle  de  la  philosophie  tradi- 
tionnelle, chrétienne,  et,  osons  le  dire,  scolastique?  Sans 
rien  perdre  de  sa  véritable  indépendance,  sans  renoncer  à 
aucun  des  droits  de  la  critique,  il  ne  méprisera  pas  l'héritage 
du  passé.  Sans  ignorer  les  temps  présents  et  la  science  du 
jour,  il  pénétrera  dans  la  pensée  antique  ;  en  expliquant  le 
monde  moderne  par  le  monde  ancien,  il  préparera  un 
monde  meilleur,  celui  de  l'avenir.  Car  le  progrès  du  monde 
n'est  possible  que  par  le  progrès  des  idées  et,  avec  elles, 
des  esprits;  or  celui-ci  s'accomplit  surtout  par  la  philoso- 
phie aidée  de  la  religion,  et  par  la  religion  aidée  de  la  phi- 
losophie. Il  est  temps  que  le  spiritualisme  ne  pose  plus  en 
adversaire  des  croyances  les  plus  légitimes,  et  n'affecte  plus 
de  les  ignorer  ou  même  de  les  rejeter  avant  tout  examen. 

Nous  espérons  donc  beaucoup  du  spiritualisme;  mais 
qu'il  dépose  d'abord  toute  prévention  religieuse.  Nous  lui 
demandons  en  outre  une  doctrine  précise,  cohérente  dans 
toutes  ses  parties,  une  logique  sévère  et  une  méthode 
complète.  A  ces  conditions  seulement  il  peut  refleurir, 
et  avec  elles  il  refleurira  certainement.  Ces  conditions 
seront-elles    remplies  ?   —    Pourquoi    en    douter  ?  Nous 


62  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

croyons,  nous  aussi,  à  Tavenir  du  spiritualisme,  et,  poui 
emprunter  les  paroles  de  M.  Vacherot,  «  Teffacement 
qu'il  subit  en  ce  moment  n'est  qu'une  éclipse  passagère. 
L'astre  reparaîtra  dans  une  plus  pure  et  plus  éclatante 
lumière,  entouré  de  l'auréole  de  la  science  nouvelle.  Il  le 
faut  pour  l'honneur  de  l'esprit  humain,  qui  ne  peut  con- 
sentir à  quitter  définitivement  les  sommets  où  l'ont  élevé 
les  plus  grands  maîtres  de  la  pensée.  » 


II 

DISCUSSION    THÉORIQUE 


Toutefois,  il  ne  faut  pas  que  le  nouveau  spiritualisme  se 
consume  en  de  vaines  espérances  :  il  doit  plutôt  chercher, 
en  se  perfectionnant,  à  se  rendre  digne  d'un  si  bel  avenir. 
Essayons  donc  de  mieux  déterminer  les  conditions  de  son 
succès  et  de  l'armer  contre  tous  ses  adversaires.  A  cet  effet, 
nous  examinerons  d'abord  les  objections  dont  la  méta- 
physique générale  est  l'objet  de  la  part  du  positivisme  ; 
nous  discuterons  ensuite  les  méthodes  dont  les  spiritualistes 
doivent  user,  et  les  doctrines  à  établir  sur  la  matière,  sur 
l'âme  et  sur  Dieu.  Il  nous  arrivera  souvent  d'être  en  dé- 
saccord avec  M.  Vacherot;  mais  il  fait  bon  s'aider,  toutes 
les  fois  que  cela  est  possible,  des  ressources  d'un  esprit  tel 
que  le  sien.  L'école  positiviste  et  tous  les  contempteurs 
modernes  de  la  métaphysique  trouvent  en  lui  un  redoutable 
adversaire.  Sous  ce  rapport,  il  est  donc  l'un  de  nos  meil- 
leurs alliés. 

1°  Réponse  aux  Objections  de  V Ecole  Positiviste.  —  Sa 
critique  de  l'école  positiviste  et  sa  réponse  aux  objections 
venues  de  cette  école,  qui  a  pris  faveur  aujourd'hui,  sont 
péremptoires.  On  peut  les  compléter,  croyons-nous;  car 
M.  Vacherot  se  fait  encore  de  la  métaphysique,  dont  il 
défend  les  droits,  une  idée  trop  étroite;  mais,  telles  quelles, 


UN    SPIRH  LALISME    SANS    DIEU  63 

elles  sont  invincibles,  le  positivisme  n'y  peut  rien  répliquer. 
Celui-ci  prétend  que  la  métaphysique  est  une  science 
chimérique,  qu'il  n'y  a  pas  d'autres  connaissances  véri- 
tables que  les  sciences  dites  positives,  que  la  philosophie 
consiste  non  pas  à  rechercher  quelque  chose  au  delà  de 
celles-ci,  mais  à  subordonner  les  sciences  positives  moins 
générales  aux  plus  générales  dans  une  vaste  synthèse.  La 
recherche  des  causes  et  des  essences  serait  vaine  :  il  faut 
se  borner,  nous  dit-on,  à  la  recherche  des  lois  ou  des  con- 
ditions des  phénomènes.  Il  fut  un  temps  où,  dépourvu 
d'expérience,  l'homme  avait  d'autant  plus  de  confiance  en 
ses  propres  forces  qu'il  était  plus  faible  et  plus  inexpéri- 
menté :  c'était  l'âge  de  la  théologie,  l'âge  originel.  L'hu- 
manité se  préoccupa  tout  d'abord  des  problèmes  qui  dé- 
passent son  génie  et  les  résolut  par  la  foi.  La  raison  vint 
ensuite,  qui  remplaça  la  théologie  par  la  métaphysique  et 
substitua  aux  êtres  divins  des  entités  mystérieuses,  des 
substances  et  des  causes.  Cet  âge  dure  encore,  mais  il  tend 
de  plus  en  plus  à  disparaître  devant  l'âge  positif,  celui  de 
l'expérience.  L'humanité  arrive  enfin  à  cet  âge  de  maturité. 
Ses  prétentions  injustes  ont  diminué  à  mesure  que  son 
ignorance  se  dissipait.  C'est  ce  qui  nous  explique  le  dis- 
crédit où  sont  tombées  la  métaph3^sique  et  la  théologie  : 
elles  reculent  de  plus  en  plus  et  disparaîtront  tout  à  fait 
devant  les  sciences  positives. 

Telles  sont  les  vues  générales  d'Auguste  Comte  et  de  tous 
les  positivistes  sur  le  progrès  de  l'humanité.  M.  Vacherot 
les  avait  déjà  très  bien  réfutées  dans  un  article  remarquable 
publié  naguère  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Quoi  de 
plus  arbitraire,  par  exemple,  que  d'opposer  ainsi  la  théo- 
logie et  la  métaphysique  aux  sciences  dites  positives. 
L'histoire  dément  à  chaque  page  cette  prétendue  évolution 
de  l'esprit  humain  allant  de  la  théologie  aux  sciences  dites 
d'observation.  Les  tendances  théologiques,  métaphysiques 
et  positives  coexistent  dans  l'histoire  et  dans  les  individus. 
Et  il  arrive  souvent  que  ceux-ci,  aussi  bien  que  les  sociétés, 
retournent  à  la  métaphysique  et  à  la  foi,  quelquefois  même 
à  la  superstition,  après  les  avoir  ignorées  ou  méprisées. 


64  UN    SPIRITUALISME    SANS   DIEU 

Aux  premiers  philosophes  grecs,  absorbés  dans  la  con- 
templation et  l'étude  de  la  nature,  succède  l'école -métaphy- 
sique de  Socrate,  de  Platon,  d'Aristote.  La  théologie,  et 
quelle  théologie  !  reprend  l'avantage  avec  l'école  d'Alexan- 
drie. Auguste  Comte  lui-même,  l'esprit  positif  par  excellence, 
devient,  par  une  étrange  contradiction,  le  pontife  d'une 
religion  nouvelle.  Sa  théorie,  loin  d'être  justifiée,  est  donc 
démentie  par  les  faits.  Et  puis,  quelle  prétention  de  croire 
que  les  tendances  positives  sont  plus  nobles  et  dénotent 
un  esprit  plus  élevé  que  les  tendances  métaph3^siques  ou 
théologiques  !  Chaque  jour  Ton  rencontre  des  hommes 
d'élite,  réputés  pour  leurs  connaissances  profondes  dans 
les  sciences  naturelles,  et  qui  ne  croient  point  déchoir  en 
faisant  la  meilleure  part  dans  leur  esprit  aux  préoccupa- 
tions religieuses  et  à  la  métaphysique. 

Une  objection  plus  sérieuse,  et  que  M.  Vacherot  discute 
plus  longuement,  est  celle  que  les  positivistes  nous  adressent 
quand  ils  prétendent  que  la  métaphysique  est  sans  objet, 
sans  méthode,  et  sans  valeur  historique.  Elle  est  sans  objet, 
disent-ils;  car  l'absolu,  l'essence  des  choses,  qui  est  l'objet 
de  la  métaphysique,  est  inaccessible.  En  supposant  même 
que  cet  absolu  existe,  comment  l'atteindre?  Jamais  nos 
télescopes,  si  puissants  soient-ils,  ne  nous  découvriront  les 
bornes  de  l'univers.  Le  champ  de  nos  observations  peut 
s'agrandir  indéfiniment,  mais  il  n'a  ni  centre  ni  limites. 
Quant  à  la  méthode  de  la  métaphysique,  elle  n'est  pas 
moins  trompeuse  que  son  objet.  On  ne  peut  atteindre 
l'absolu  par  la  méthode  scientifique  :  il  ne  reste  donc  à  la 
métaphysique  qu'une  méthode  spéculative,  qui  ne  peut 
opérer  que  dans  le  vide.  On  invoque  des  intuitions  a /,T/ori, 
on  se  réfugie  dans  des  abstractions  ;  celles-ci  deviennent 
des  entités,  des  principes,  des  substances,  des  causes.  C'est 
là  ce  prétendu  absolu  de  la  métaphysique  où  s'est  complu 
la  scolastique  de  tous  les  temps.  Enfin,  ajoutent-ils,  nous 
connaîtrons  la  valeur  historique  de  la  métaphysique,  en 
considérant  les  variations  que  cette  connaissance  a  subies 
depuis  son  origine,  c'est-à-dire  depuis  plus  de  deux  mille 
ans.  Elle  n'a  pu  parvenir  à  établir  définitivement  aucune 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  65 

conclusion;  elle  s'est  consun^ée  et  se  consume  encore  dans 
un  travail  ingrat,  stérile.  Chaque  philosophe  recommence 
pour  son  propre  compte  l'œuvre  de  ses  prédécesseurs, 
mais  son  œuvre  sera  renversée  à  son  tour  par  les  philo- 
sophes de  l'avenir,  si  elle  n'est  ruinée  déjà  par  des  con- 
temporains. Il  n'en  est  point  ainsi  de  la  science  :  chacune 
de  ses  conclusions  est  acquise  définitivement,  nul  ne  peut 
révoquer  en  doute  les  découvertes  accomplies;  l'édifice  de 
la  science  s'élève  d'année  en  année  et  même  de  jour  en  jour, 
chaque  savant  y  apporte  sa  pierre,  sans  jamais  ébranler 
l'ensemble;  en  un  mot  la  science  ne  cesse  de  grandir, 
tandis  que  la  métaphysique  est  immobile  ou  s'agite  dans  un 
cercle  fatal  et  vide.  A  cette  différence  reconnaissez  la  valeur 
de  la  science  et  celle  de  la  métaphysique. 

Ces  objections  ne  laissent  pas  que  d'être  spécieuses,  elles 
peuvent  abuser  des  esprits  peu  attentifs;  mais  si  l'on  exa- 
mine les  choses  de  plus  près,  on  s'aperçoit  bientôt  qu'au- 
cune d'elles  n'est  concluante.  Le  positivisme  se  trompe  à  la 
fois  sur  le  véritable  objet,  sur  la  vraie  méthode,  et  sur  la 
valeur  historique  de  la  métaphysique.  Il  lui  est  aisé  de 
triompher  de  cette  haute  science  en  la  dénaturant  ;  mais 
ce  triomphe  est  d'autant  plus  vain  qu'il  est  plus  facile. 

Et  d'abord  il  se  trompe  sur  l'objet;  car  l'objet  de  la  mé- 
taphysique, l'absolu  qu'elle  poursuit,  n'est  pas  un  objet  de 
représentation  ou  d'imagination,  mais  bien  de  pensée.  La 
métaphysique  ne  cherche  pas  l'absolu  avec  les  yeux,  même 
aidés  du  télescope;  elle  le  cherche  par  la  raison.  Si  nos 
sens,  auxquels  les  positivistes  se  fient  exclusivement,  n'ont 
pour  objet  que  le  relatif,  le  contingent,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  le  relatif  et  le  contingent  soient  les  seuls  objets 
de  nos  connaissances.  Eux-mêmes  ont  sans  cesse  recours 
à  des  idées  et  à  des  principes  absolus  ;  car  ils  ne  se  con- 
tentent point  de  l'observation  des  phénomènes  ni  de  l'ana- 
lyse des  faits,  mais  ils  généralisent  ce  qu'ils  observent  et 
recourent  ainsi  à  ces  éléments  abstraits,  à  ces  idées  supé- 
rieures et  à  ces  principes  métaphysiques  dont  ils  proclament 
l'inutilité.  De  plus,  il  ne  suffit  pas  de  généraliser  les  faits 
observés,   c'est-à-dire  de  déterminer  leurs  lois,  ce  qui  ne 

5 


66  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

peut  se  faire  sans  quelque  métaphysique,  il  faut  encore  les 
expliquer,  et  c'est  alors  que  la  métaphysique  triomphe.  A 
elle  seule  il  appartient  d'assigner  le  pourquoi  des  choses, 
c'est-à-dire  leurs  principes,  leurs  raisons,  leurs  causes 
premières.  C'est  là  un  absolu  non  point  chimérique,  mais 
réel  et  indispensable,  quoique  profond  et  difficile  à  attein- 
dre, et  l'esprit  ne  peut  s'en  désintéresser.  Quoi  que  fassent 
les  sciences  positives,  quelles  que  soient  leurs  découvertes, 
elles  laissent  toujours  au  cœur  de  l'homme  une  immense 
curiosité  que  la  métaph3'sique  seule  peut  apaiser. 

Le  positivisme  se  trompe  également  sur  la  méthode.  La 
vraie  métaphysique  ne  réalise  point  des  abstractions  ;  et 
elle  ne  fait  pas  non  plus  de  l'abstraction  l'objet  même  de 
ses  recherches.  Que  des  philosophes  aient  abusé  des  mots 
abstraits  et  des  idées  qu'ils  expriment,  qu'ils  aient  changé 
la  métaphysique  en  idéologie  ou  en  simple  logique,  nous 
n'en  disconvenons  point;  mais  l'erreur  des  uns  ne  doit 
pas  condamner  la  doctrine  des  autres  :  l'alchimie  et  l'as- 
trologie nuisent-elles  aujourd'hui  à  la  chimie  et  à  l'astro- 
nomie ?  La  vraie  métaphysique  se  sert  des  idées  pour  at- 
teindre les  choses  que  ces  idées  expriment;  elle  n'invoque 
pas  d'intuition  à  priori^  elle  ne  prétend  point  construire  le 
monde  avec  la  pensée.  Ces  tentatives  chimériques  de  l'é- 
cole allemande  et  de  l'école  idéaliste  en  général,  sont  à 
jamais  condamnées.  La  vraie  métaphysique  croit  à  l'idée, 
mais  elle  n'y  croit  qu'autant  que  l'idée  est  le  fruit  de  l'ex- 
périence :  elle  s'appuie  sur  les  faits  le  plus  souvent  et  le 
mieux  constatés,  puisqu'ils  sont  les  plus  généraux  et  les 
plus  indubitables.  Opposer  toujours  la  métaphysique  à 
l'expérience,  comme  le  font  les  positivistes,  c'est  s'abuser 
étrangement.  Il  n'est  pas  de  science  qui  suppose  plus 
d'observations  patientes,  réfléchies  et  prolongées,  que  la 
métaphysique.  Il  est  vrai  que  ces  observations  sont  de  deux 
sortes  :  les  unes  extérieures,  que  nous  faisons  au  moyen 
des  sens;  les  autres  internes  ou  psychologiques,  que  nous 
faisons  par  la  conscience.  Mais  les  unes  comme  les  autres 
nous  révèlent  des  faits,  c'est-à-dire  des  réalités,  et  c'est  sur 
elles  que  la   métaphysique  établit  ses  conclusions.   Il  est 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  67 

vrai  encore  que  la  métaphysique,  plus  qu'aucune  autre 
science,  généralise  les  faits  observés,  et  s'éloigne  ainsi  du 
point  de  départ  purement  expérimental  -,  c'est  là  ce  qui  en 
fait  une  science  particulièrement  laborieuse,  sujette  à  bien 
des  lenteurs  et  à  bien  des  dangers.  Mais  la  science  elle- 
même  n'en   est  pas  pour  cela  moins  élevée  ni  moins  sûre. 

Et  c'est  en  vain  que  les  positivistes  opposent  ici  à  la  méta- 
physique de  prétendues  contradictions  et  l'incapacité  de 
progresser.  La  vraie  métaphysique,  celle  qui  tient  un  juste 
compte  de  l'expérience,  a  été  de  mieux  en  mieux  expliquée 
et  comprise.  Il  est  vrai  qu'elle  ne  se  développe  pas  avec  la 
même  rapidité  que  les  autres  sciences,  mais  cette  différence 
s'explique  par  la  nature  même  des  diverses  connaissances. 
Les  unes,  les  plus  générales,  les  plus  nécessaires  à  l'huma- 
nité, ont  dû  paraître  les  premières  ;  on  peut  même  dire 
qu'elles  n'ont  jamais  manqué  tout  à  fait  à  l'esprit  humain. 
La  société  ne  se  conçoit  pas  sans  certaines  croyances,  sans 
certaines  théories  sur  la  nature,  sur  l'âme  et  sur  Dieu, 
c'est-à-dire  sans  quelque  métaphysique.  Les  sciences  natu- 
relles, au  contraire,  et  les  arts  ont  pu  manquer  totalement 
à  l'humanité  ;  car  l'expérience  vulgaire  et  le  sens  pratique 
dont  ne  furent  pas  dépourvus  les  premiers  hommes,  ne 
méritent  pas  ces  noms.  Nés  après  la  philosophie,  les 
diverses  sciences  et  les  divers  arts  ont  pu  se  développer 
ensuite  plus  rapidement,  parce  que  l'objet  qu'ils  embras- 
sent et  le  but  qu'ils  poursuivent  est  plus  rapproché  ou  plus 
restreint.  La  science  qui  obtiendra  la  dernière  son  parfait 
développement,  c'est  la  métaphysique,  car  elle  embrasse 
l'ensemble  des  choses,  et  doit  mettre  à  profit  toutes  les 
conclusions  des  sciences  particulières. 

Mais,  encore  une  fois,  ne  prenons  pas  ces  lenteurs  et  ces 
hésitations  pour  des  contradictions  et  une  incapacité  de  pro- 
grès. Les  erreurs  elle-mêmes,  les  vains  systèmes  des  chefs  de 
certaines  écoles, servent  à  mieux  établir  les  vérités  fondamen- 
tales. Une  doctrine  supérieure  se  développe  par  les  vicis- 
situdes mêmes  des  doctrines  particulières;  elle  s'enrichit 
avec  les  sciences  et  progresse  avec  l'humanité.  Les  igno- 
rants peuvent  contester  ses  conclusions,  car  elles  ne  tom- 


68  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

bent  pas  sous  les  cinq  sens  et  ne  s'imposent  pas  dans  la  vie 
pratique;  mais  elles  n'en  sont  pas  moins  certaines,  elles 
font  de  plus  en  plus  loi  parmi  les  bons  esprits.  Ceux-là 
mêmes  qui  cherchent  à  les  ruiner,  parce  qu'ils  ne  les  com- 
prennent pas  encore,  ne  font  que  mettre  à  l'épreuve  leur 
solidité.  Cette  métaphysique  est  latente,  pour  ainsi  dire, 
dans  l'esprit  humain  ;  elle  s'organise  secrètement,  elle 
étend  au  loin  ses  racines,  dans  toute  la  sphère  des  con- 
naissances. Les  savants,  quoi  qu'ils  fassent,  travaillent 
pour  elle;  ils  lui  préparent  des  matériaux  qu'elle  saura 
bien  s'approprier. 

Tout  cela,  M.  Vacherot  ne  le  dit  pas;  mais  tout  cela 
nous  paraît  juste,  et  assez  conforme  à  ses  propres  principes. 
Ce  qu'il  démontre  très  bien,  c'est  qu'il  y  a  une  métaphy- 
sique qui  mérite  vraiment  le  nom  de  science,  et  qui  a  été 
cultivée  à  toutes  les  époques.  Il  en  retrace  l'histoire,  il 
montre  aux  positivistes  qu'elle  n'est  point  sans  valeur  his- 
torique :  elle  a  été  fidèle  à  ses  traditions  ;  elle  a  été,  malgré 
des  vicissitudes  nombreuses  et  certaines  éclipses,  dans  un 
progrès  constant.  Les  métaphysiciens  n'ont  pas  toujours 
procédé  à  prior^i^  comme  le  prétendent  les  positivistes  ; 
les  meilleurs  n'ont  rien  avancé  qu'en  s'appuyant  sur  l'expé- 
rience. Au  début,  l'expérience  était  incomplète,  les  conclu- 
sions furent  hâtives  :  déjà,  cependant,  la  métaphysique 
s'affirmait.  Reprochera-t-on  aux  premiers  philosophes,  à 
Thaïes  et  à  l'école  ionienne,  à  Démocrite,  à  Pythagore, 
d'avoir  négligé  l'étude  de  la  nature  ?  Leurs  observations 
sont  imparfaites,  les  inductions  hasardées,  les  analogies 
superficielles  et  grossières,  les  synthèses  prématurées  ; 
mais  l'observation  est  le  point  de  départ  de  leurs  réflexions 
et  de  leurs  calculs.  Leur  science  d'ailleurs  ne  valait  pas 
mieux  que  leur  métaphysique,  et  l'on  peut  dire  sans  crainte 
que  celle-ci  eût  été  moins  insuffisante,  si  la  science  elle- 
même  eût  été  moins  rudimentaire. 

Socrate  le  comprit  ou  parut  le  comprendre,  quand  il 
détourna  la  philosophie  de  cette  étude  de  la  nature,  où 
s'étaient  complu  les  premiers  philosophes,  pour  la  ramener 
exclusivement  à  l'étude  de  l'âme  pensante.  Le  temps  n'était 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  69 

pas  venu  de  faire  la  philosophie  de  la  nature,  car  la  science 
n'existait  pas  encore;  seules  la  métaph3^sique  générale,  la 
ps3^chologie  et  la  morale  étaient  possibles  :  Socrate  le 
prouva  admirablement.  Mais  a-t-il  au  fond  changé  la  mé- 
thode ?  a-t-il  fait  appel  à  des  principes  a  prioi^i^  à  des  spé- 
culations sans  fondements  ?  Il  s'est  appuyé  constamment 
sur  l'expérience  intime.  Avec  Platon,  il  est  vrai,  la  méta- 
physique dévie  à  certains  égards,  elle  tourne  à  l'idéalisme 
et  s'expose  à  tous  les  traits  de  la  critique  ;  mais  «  le  positi- 
visme n'a  plus  beau  jeu  contre  Aristote  ».  Celui-ci  est  un 
dialecticien,  un  moraliste  et  un  métaphysicien  de  premier 
ordre,  et  il  est  «  tout  cela  par  la  science,  par  une  science 
précise  ».  Supérieur  peut-être  en  toutes  choses  aux  maîtres 
de  l'école  socratique,  il  doit  sa  force  à  l'observation,  à  l'ex- 
périence. Rien  de  moins  spéculatif  à  certains  égards  que  sa 
philosophie,  sans  en  excepter  sa  métaphysique  :  rien  de 
plus  profond  cependant,  et  qui  soit  mieux  la  condamnation 
du  positivisme.  L'opposition  que  la  science  fait  aujour- 
d'hui à  la  métaphysique  n'eût  pas  été  possible  de  son 
temps  :  on  ne  pouvait  même  y  songer  à  son  école: 

Après  Aristote,  la  philosophie  perd  beaucoup  de  la 
magnifique  ampleur  que  lui  avait  donnée  ce  philosophe;  on 
l'altère,  on  tombe  dans  les  plus  graves  erreurs  :  cependant 
la  métaphysique  ne  cesse  de  s'appuyer  le  plus  souvent  sur 
l'expérience.  La  physique  épicurienne  est  encore  une  phi- 
losophie générale,  qui  cherche  les  principes  des  choses 
dans  les  données  expérimentales  et  scientifiques.  La  phy- 
sique stoïcienne  elle-même  n'est  pas  une  spéculation  a 
priori  :  elle  s'appuie  sur  l'expérience  de  la  nature  et  l'ex- 
périence psychologique.  Il  est  vrai  que  l'école  d'Alexandrie 
exagère  encore  les  défauts  de  la  philosophie  platonicienne  : 
elle  professe  un  mysticisme  dont  la  science  positive  a  faci- 
lement raison  ;  mais  ce  n'est  point  par  une  seule  école 
qu'il  est  permis  de  juger  la  philosophie  et  la  métaphysique. 
Il  reste  vrai  que  dans  la  philosophie  grecque  «  la  part  de 
l'expérience  et  de  la  raison  y  fut  encore  la  plus  considé- 
rable ». 

M.  Vacherot   est   plus  sévère  pour  la  philosophie    du 


70  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

moyen  âge.  Sa  critique  est  même  tout  à  fait  injuste.  «  La 
spéculation  philosophique,  dit-il,  ne  pouvait  être  ni  solide 
ni  féconde  dans  un  âge  de  l'esprit  humain  où  les  sciences 
physiques,  psychologiques  et  historiques  étaient  à  naître, 
où  la  pensée  n'avait  guère  d'autre  aliment  que  des  for- 
mules logiques,  métaphysiques  et  théologiques,  léguées 
par  l'antiquité....  A  proprement  parler,  le  moyen  âge  n'eut 
ni  science  ni  philosophie  originale.  Il  n'eut  que  la  tradition 
de  l'antiquité,  dont  il  discuta  et  développa  les  formules  avec 
plus  de  subtilité  que  de  véritable  fécondité.  La  méthode  sco- 
lastique  ne  pouvait  guère  aboutir  qu'à  une  science  de  mots.» 
—  Sans  chercher  à  justifier  tout  ce  que  l'on  entend  ici  par 
la  philosophie  du  moyen  âge,  nous  ne  pouvons  cependant 
nous  empêcher  de  remarquer  combien  ce  jugement  som- 
maire est  peu  fondé.  Il  est  d'autant  plus  regrettable,  qu'il 
sort  de  la  bouche  d'un  métaphysicien  convaincu  et  militant, 
qui  méconnaît  ainsi  ses  meilleurs  alliés.  S'il  y  a  une  partie 
de  la  philosophie  que  les  scolastiques  aient  supérieu- 
rement traitée,  c'est  la  métaphysique  générale.  Confondre 
la  métaphysique  des  scolastiques  avec  l'idéologie  et  même 
avec  une  simple  science  de  mots,  c'est  commettre  la  plus 
grave  erreur,  c'est  ne  se  souvenir  que  de  certains  abus  de 
la  scolastique,  abus  depuis  longtemps  abandonnés  à  la  cri- 
tique et  expiés. 

L'œuvre  capitale  des  scolastiques,  et  en  particulier  de 
saint  Thomas,  n'a  pas  été  vaine.  Ils  ont,  à  la  suite  d'Aris- 
tote,  mais  en  complétant,  en  développant,  en  rectifiant 
même  sa  doctrine,  mieux  pénétré  qu'on  ne  l'avait  jamais 
ûiit  auparavant  dans  la  nature  de  l'esprit  humain  et  dans  la 
nature  des  choses,  pour  déterminer  les  lois  de  l'être  et  les 
lois  de  la  pensée.  Ils  ont  admirablement  saisi  et  défini  les 
rapports  et  les  analogies  qui  unissent  l'être  fini,  créé,  à 
l'Etre  créateur  et  infini.  Ils  ont  pénétré  à  fond  cette  notion 
d'être,  et  montré  tout  ce  qu'elle  exprime  ;  ils  ont  dissipé 
ces  obscurités  où  le  panthéisme  de  tous  les  temps  a  tou- 
jours pris  naissance,  et  où  les  erreurs  de  M.  Vacherot  lui- 
même  trouvent  leur  principe.  S'ils  ont  dépensé  quelquefois 
trop  de  subtilité  à  cette  œuvre,  il  faut  avouer  qu'il  était 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  7I 

difficile  de  ne  pas  commettre  quelques  excès  sur  des  ques- 
tions si  subtiles  par  elles-mêmes.  Mais  n'était-il  pas  souve- 
rainement important  de  de'mêler  une  fois  pour  toutes  ce 
que  l'esprit  a  mis  ou  peut  mettre  sous  ces  mots  généraux, 
dans  ces  idées  supérieures  et  sans  limites  définies  dont  il 
se  sert  constamment  ?  Elles  l'égarent  peut-être  non  moins 
qu'elles  l'éclairent.  Qu'est-ce  que  l'être,  et  quels  sont  les 
aspects  principaux  sous  lesquels  il  nous  apparaît?  Quels 
rapports  établir  de  la  puissance  et  de  la  possibilité  à  Tacte, 
de  l'essence  à  l'existence,  de  la  nature  à  la  substance  et  à  la 
personne,  de  la  substance  aux  accidents  ?  Comment  l'être 
abstrait  est-il  ?  Comment  exprime-t-il  le  mieux  toute  réalité, 
bien  qu'il  soit  le  concept  le  plus  abstrait  et  le  plus  éloigné 
de  toute  réalité  particulière  ?  De  quelle  manière  faut-il 
attribuer  l'être  à  Dieu  et  aux  créatures  ?  c'est-à-dire  qu'est- 
ce  que  l'Etre  suprême,  l'être  de  la  théodicée  ?  et  qu'est-ce 
que  l'être  de  la  métaphysique, ou  de  la  logique?  Voilà  certes 
des  questions  profondes,  subtiles,  où  l'on  péchera  facile- 
par  excès  de  subtilité,  mais  questions  nécessaires,  inévi- 
tables, et  dans  la  solution  desquelles  M.  Vacherot  trouvera 
des  réponses  péremptoires  au  spiritualisme,  véritablement 
sans  Dieu,  qu'il  croit  pouvoir  professer. 

Outre  ces  questions  capitales,  il  en  est  une  foule  d'autres 
encore,  concernant  les  catégories,  les  causes,  etc.,  que  les 
scolastiques  ont  posées  sous  toutes  les  formes  et  résolues 
souvent  avec  une  profondeur  et  une  précision  remar- 
quables. On  peut  dire  que,  grâce  à  eux,  la  métaphysique  gé- 
nérale est  fondée.  Il  est  donc  souverainement  injuste  de  ne 
voir  dans  les  monuments  qu'ils  ont  laborieusement  élevés, 
que  des  œuvres  inutiles  ou  d'un  mérite  secondaire.  Saint 
Thomas  notamment  n'a  pas  été  seulement  un  commenta- 
teur «  intelligent  et  souvent  profond  »  d'Aristote.  Saint 
Thomas  est  un  métaphysicien  de  premier  ordre  et  un  orga- 
nisateur admirable.  Je  ne  parle  pas  ici  du  théologien  :  il 
est  incomparable.  S'il  a  peu  connu  les  sciences  de  la  nature 
et  l'histoire,  du  moins  il  a  pénétré  bien  avant  dans  la 
science  de  l'âme  et  dans  celle  de  Dieu.  Ses  principes  et  ses 
conclusions  ne  sont  rien   moins  que  de  vaines  formules. 


72  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

L'idée  qu'il  confie  au  mot,  toujours  bien  choisi,  est  une 
idée  nette,  claire,  bien  définie  précédemment,  et  sans 
équivoque  ;  et  cette  idée  est  empruntée  directement  ou  indi- 
rectement à  l'expérience,  c'est-à-dire  qu'elle  s'explique 
toujours  de  quelque  manière,  en  définitive,  par  l'expérience 
que  chacun  peut  faire  en  ouvrant  les  yeux  sur  la  nature  ou 
en  consultant  sa  propre  conscience.  Saint  Thomas  est  un 
observateur  exact  et  minutieux  du  cœur  humain  et  surtout 
de  l'esprit  l'humain,  de  ses  actes,  de  ses  procédés  logiques. Il 
décrit  avec  précision  l'origine  des  idées  et  la  vraie  nature  de 
l'homme,  questions  si  connexes,  et  il  réfute  ainsi  en  prin- 
cipe l'idéalisme  et  le  scepticisme.  Ayant  expliqué  l'objecti- 
vité des  idées,  et  par  là-même  des  principes,  tout  en  faisant 
une  juste  part  à  l'esprit  dans  la  formation  des  idées,  il  tire 
méthodiquement  et  rigoureusement  toutes  les  consé- 
quences. L'induction  ne  lui  est  pas  inconnue.  Nul  ne  s'est 
jamais  mieux  servi  du  syllogisme  sans  le  mettre  à  nu  :  sa 
phrase,  d'un  caractère  tout  français,  n'en  est  que  plus 
claire  et  plus  courte.  Mais  tous  ses  raisonnements,  qu'on  y 
prenne  garde,  sont  toujours  fondés  de  quelque  manière 
sur  l'expérience,  en  même  temps  que  sur  la  raison,  qu'il 
ne  sépare  jamais  de  la  première  :  c'est  ce  qui  explique 
tout  à  la  fois  la  profondeur  et  la  sûreté  de  ses  conclusions. 

L'époque  où  régna  la  scolastique  ne  peut  donc  être 
regardée  comme  une  des  moins  favorables  à  la  métaphy- 
sique. Il  est  plus  juste  de  dire  qu'elle  fut  l'une  des  plus 
brillantes  pour  cette  reine  des  sciences  humaines.  Il  importe 
aujourd'hui,  en  profitant  des  éléments  nouveaux  que  les 
sciences  de  la  nature  nous  apportent,  de  relier  nos  doctrines 
métaphysiques  à  celles  d'autrefois.  Elles  nous  permettront 
alors  de  mieux  expliquer  les  sciences  de  la  nature,  qui 
attendent  autre  chose  que  des  hypothèses  ou  des  théories 
incomplètes. 

M.  Vacherot  passe  ensuite  en  revue  les  principales  tenta- 
tives des  philosophes  modernes,  et  ce  qu'il  en  dit  vient  à 
l'appui  de  nos  propres  affirmations.  Descartes  essaya  d'ex- 
pliquer toute  la  nature  par  l'étendue  et  le  mécanisme;  mais 
cette  philosophie  est  aujourd'hui  rejetée,  en  ce  qui  concerne 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  7  3 

les  règnes  organiques.  Ajoutons  qu'elle  est  insuffisante, 
même  pour  expliquer  la  pure  matière.  Si  la  physique 
moderne  réduit  de  plus  en  plus  tout  ce  que  nous  connais- 
sons directement  des  corps  à  des  mouvements,  ce  qui 
justifierait  les  vues  de  Descartes,  ils  ne  s'ensuit  pas  que  les 
corps  soient  explicables  par  le  mouvement  seul.  Leibniz 
l'avait  déjà  très  bien  démontré,  et  son  dynamisme  a  prévalu 
sur  le  mécanisme  cartésien.  Et  toutefois,  nous  ne  croyons 
pas  avec  M.  Vacherot  que  le  dynamisme  de  Leibniz  suffise 
mieux  que  le  mécanisme  de  Descartes  à  expliquer  la  matière. 
Celle-ci  ne  peut  être  assimilée  ni  à  une  simple  étendue 
passive,  mobile,  ni  à  des  forces  simples;  il  faudra  bien  un 
jour  que  l'on  consente  d'un  commun  accord  à  lui  restituer, 
sous  un  nom  ou  sous  un  autre,  le  double  principe  que  les 
scolastiques  ont  toujours  distingué,  la  matière  première  et 
la  forme  substantielle^  c'est-à-dire  le  principe  essentiel  de 
l'étendue,  de  la  passivité,  et  le  principe  essentiel  de  l'acti- 
vité spécifique.  Plus  les  sciences  expérimentales  se  perfec- 
tionneront, plus  on  reconnaîtra  que  cette  dualité  s'impose, 
qu'il  faut  allier  les  vues  de  Leibniz  à  celles  de  Descartes  et 
donner  ainsi  à  la  scolastique  son  développement  naturel  et 
scientifique. 

C'est  ainsi  que  la  métaphysique,  et,  en  général,  la  philo- 
sophie étudiée  dans  son  ensemble,  nous  apparaît  non  plus 
comme  une  série  de  théories  et  d'hypothèses  arbitraires, 
renouvelées  à  chaque  siècle,  n'offrant  aucune  suite  logique 
et  n'ayant  aucun  appui  sur  l'expérience.  Cette  prétention 
des  positivistes  est  insoutenable.  La  métaphysique  et  la 
philosophie  ont  leur  histoire;  elles  sont  nées,  elles  ont 
grandi  malgré  bien  des  vicissitudes.  Un  peu  plus  tôt  ou  un 
peu  plus  tard,  il  s'est  toujours  trouvé  quelqu'un  pour 
renouer  la  chaîne  des  traditions  un  instant  rompue.  Moins 
sensible  dans  ses  progrès  que  les  autres  sciences,  plus 
difficile  à  acquérir,  plus  obscure  et  plus  équivoque  dans 
ses  formules,  n'ayant  pas  le  témoignage  impérieux  des  sens 
pour  réduire  au  silence  ceux  qui  la  nient  ou  la  dénaturent, 
la  métaphysique  peut  passer  pour  une  chimère  aux  yeux 
de  ceux  qui  ne  considèrent  les  choses  que  superficiellement; 


74  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

mais  elle  existe,  elle  a  pris  corps  et  s'accroît  chaque  jour. 
Il  viendra  bien  un  moment  où,  grâce  aux  services  suprêmes 
qu'elle  rendra  aux  connaissances  humaines,  personne  ne 
pourra  nier  son  existence,  son  utilité  et  ses  mérites. 

Notre  conclusion  est  à  peu  près  celle  de  M.  Vacherot. 
Ses  espérances,  quoique  plus  timides,  sont  les  mêmes  que 
les  nôtres.  L'esprit  humain,  dit-il,  «  aura  toujours  le  goût 
de  la  haute  philosophie.  S'il  ne  veut  plus  se  perdre  dans  les 
nuages,  il  aspirera  toujours  à  monter  au  sommet  des 
choses,  là  où  l'immense  Univers  apparaît  à  ses  yeux  éblouis 
dans  toute  sa  grandeur  et  toute  sa  beauté.  »  Ce  que  nous 
ajoutons  avec  lui,  c'est  que  la  métaphysique  ne  triomphera 
pleinement  de  ses  adversaires  que  par  des  œuvres.  Il  ne 
suffit  point  de  montrer  aux  positivistes  ce  que  le  génie  de 
la  métaphysique  a  fait  ou  inspiré  dans  tous  les  siècles,  ni 
de  répondre  savamment  aux  objections  interminables  dont 
elle  est  l'objet,  il  faut  encore  «  un  nouvel  effort,  non  de 
critique  mais  de  création,  pour  faire  voir  clairement  qu'elle 
n'est  point  cette  vaine  et  ténébreuse  spéculation  si  cruel- 
lement tournée  en  ridicule  par  le  bon  sens  superficiel  de 
Voltaire  ».  Mais  cette  œuvre  de  création,  qui  attirera 
l'attention  et  la  reconnaissance  publiques,  n'est  possible  à 
la  métaphysique  qu'à  la  condition  de  recueillir  les  meilleurs 
enseignements  du  passé  et  de  mettre  en  œuvre  toutes  les 
ressources  de  la  science  d'aujourd'hui. 

M.  Vacherot  est  ainsi  amené  à  montrer  dans  quelle 
mesure  la  métaphysique  doit  s'appuyer  sur  les  sciences 
expérimentales,  et  allier  leur  méthode  avec  la  sienne  propre. 
Nous  le  suivrons  donc  maintenant  dans  les  considérations 
où  il  entre  sur  la  méthode  scientifique  et  la  méthode  méta- 
physique. 

2^  Examen  des  méthodes.  Méthode  scient ijîque.  —  Et 
d'abord,  ne  croyons  pas  que  les  sciences  dites  positives  aient 
rompu  tout  à  fait  avec  la  métaphysique,  et  que  celle-ci 
n'ait  plus  rien  à  espérer  de  ses  anciennes  alliées.  Bien  au 
contraire,  les  sciences  apportent  à  la  métaphysique  un 
secours    inattendu    contre  les   sceptiques,    les   Pyrrhons 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  yn 


anciens  et  modernes,  comme  aussi  contre  les  partisans  du 
demi-scepticisme  de  Kant. 

Les  premiers  insistent  sur  les  contradictions  constantes 
de  l'esprit  humain,  pour  démontrer  que  la  prudence  nous 
prescrit  un  doute  perpétuel.  Les  seconds,  dont  le  scepti- 
cisme est  plus  savant,  prétendent  que  nous  ne  savons  si 
notre  esprit  voit  les  choses  telles  qu'elles  sont,  et  que,  si 
nous  sommes  certains  de  nous-mêmes  et  de  nos  affections, 
du  moins  nous  ne  pouvons  rien  affirmer  touchant  l'objet. 
La  philosophie  a  essayé  de  fermer  la  bouche  au  pyrrho- 
nisme  et  au  kantisme;  mais,  selon  M.  Vacherot,  elle  n'y  a 
pas  réussi  complètement.  Seule,  la  science  positive  a  eu  ce 
mérite;  seule,  elle  a  démontré  sans  réplique  possible 
l'objectivité  de  toutes  les  idées  qui  sont  de  son  domaine 
propre  :  elle  aurait  donc  résolu  de  la  manière  la  plus 
heureuse,  le  problème  de  la  certitude. 

Elle  a  invoqué  d'abord  un  critérium  que  personne  n'a 
pu  lui  contester  :  le  critérium  de  la  véj^ijication.  Les  sciences 
de  pur  raisonnement  avaient  le  leur  depuis  Aristote,  à 
savoir  le  principe  de  contradiction,  qui  est  d'une  évidence 
immédiate,  et  que  l'on  peut  d'autant  moins  nier  qu'il  faut 
s'en  servir  pour  l'attaquer.  Mais  si  le  principe  de  contra- 
diction envisagé  abstraitement  est  indéniable,  du  moins 
l'évidence  a  pu  être  contestée  et  confondue  avec  l'illusion 
dans  les  cas  particuliers.  Or,  dans  le  domaine  des  sciences, 
la  vérification  par  l'expérience  ne  laisse  plus  de  place  à  * 
aucune  illusion.  On  peut  discuter  une  opinion,  une  hypo- 
thèse, une  théorie;  mais  comment  discuter  un  fait  vérifié? 
C'est  donc  devant  la  science  que  le  scepticisme  a  dû  s'ar- 
rêter définitivement;  c'est  elle  qui  lui  a  infligé  une  défaite 
irrémédiable.  N'est-ce  pas  là  un  service  éminent  rendu  par 
la  science  à  la  métaphysique? 

Mais  la  science  n'a  pas  borné  là  ses  services  :  elle  a  résolu, 
contre  le  demi-scepticisme,  le  problème  si  difficile  de  la 
perception  extérieure.  Déjà  la  philosophie  avait  distingué 
soigneusement  l'image  de  l'idée,  dans  la  connaissance  sen- 
sible. Mais  la  science  a  pleinement  justifié  cette  distinction 
et  montré  que  l'image  est  l'élément  subjectif  de  la  connais- 


76  UN    SPIRITUALISME   SANS    DIEU 

sance,  tandis  que  l'idée  en  est  Télément  objectif  :  elle  a 
donc  fait  les  parts  et  attribué  définitivement  à  l'objet  et  au 
sujet  ce  qui  leur  revient  dans  la  connaissance.  Pour 
répondre  aux  objections  dirigées  contre  l'objectivité  de  la 
connaissance  sensible,  la  philosophie  avait  distingué  entre 
la  sensation  et  la  perception  :  elle  avait  regardé  la  première 
comme  essentiellement  subjective,  et  la  seconde  comme 
essentiellement  objective.  Mais  la  critique  montra  très  bien 
que  la  perception  ne  devait  pas  avoir  plus  d'objectivité  que 
la  sensation.  Pour  en  finir  avec  cette  objection,  il  a  fallu 
établir  par  l'expérience  ce  que  la  perception  contenait 
d'objectif  :  c'est  ce  qui  a  été  fait  par  la  science.  Elle  a 
montré,  en  effet,  que  si  la  perception  est  d'abord  une 
représentation,  une  image,  elle  fait  place  ensuite  à  l'idée  : 
ce  n'est  même  que  comme  idée  qu'elle  appartient  à  la 
science,  qui  s'en  empare  et  s'affranchit  de  toute  représen- 
tation déterminée.  Qu'on  prenne  une  à  une  toutes  les  vérités 
dites  scientifiques,  celles  qui  concernent  les  propriétés 
sensibles  des  corps,  les  lois  physiques  ou  chimiques,  les 
types  de  la  matière  brute  ou  de  la  matière  organique  : 
toutes  ces  vérités  scientifiques  et  expérimentales  sont  indé- 
pendantes des  représentations  et  des  images  par  lesquelles 
Tesprit  s'en  est  emparé.  Qu'importe  que  la  représentation 
ou  l'image  soit  relative  à  nos  organes,  à  nos  facultés  sensi- 
bles, et  qu'avec  d'autres  organes  ou  d'autres  facultés,  ces 
représentations  ou  ces  images  dussent  être  différentes!  Le 
fond  de  la  connaissance  humaine  n'en  serait  pas  changé. 
«  Est-il  possible  de  supposer  que  les  rapports,  les  lois,  les 
types  des  phénomènes  changent  avec  la  façon  de  les  perce- 
voir et  de  les  imaginer?  Y  aurait-il  une  autre  astronomie, 
une  autre  mécanique,  une  autre  physique,  une  autre  chimie, 
une  autre  histoire  naturelle,  une  autre  géométrie,  avec 
d'autres  organes  et  d'autres  facultés  de  perception  et  d'ima- 
gination? Qui  s'aviserait  aujourd'hui  de  le  soutenir  devant 
les  merveilleuses  révélations  de  l'expérience  et  du  calcul?» 
La  science,  et  la  science  positive,  a  donc  réfuté  à  jamais 
le  scepticisme  superficiel  qui  se  fonde  sur  le  caractère 
représentatif  de  nos  perceptions.  Il  lui  a   suffi  pour  cela 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  •          77 

d'opposer  l'idée  à  l'image,  la  notion  intellectuelle  à  la 
repre'sentation  sensible  plus  ou  moins  illusoire.  Quelle  que 
soit  par  exemple,  en  elle-même,  l'impression  de  la  lumière 
ou  du  son  sur  nos  organes,  les  lois  de  l'optique  et  de 
l'acoustique  sont  invariables,  absolues.  Et  c'est  ce  qui 
explique  comment  on  peut  les  faire  comprendre  même  à 
des  aveugles  et  des  sourds,  bien  que  leurs  organes  ne  leur 
permettent  pas  de  les  expérimenter.  «  Tant  il  est  vrai  de 
dire,  conclut  M.  Vacherot,  que  la  sensation  des  choses  n'en 
est  pas  la  science,  et  que  si  la  première  est  la  condition  de 
la  seconde,  elle  n'en  est  nullement  le  principe.  » 

Il  est  difficile  de  mieux  dire.  On  ne  peut  mieux  établir,  et 
par  la  science  même,  la  distinction  radicale  de  la  sensibilité 
et  de  l'intelligence,  de  l'imagination  et  de  la  raison,  du 
sensible  et  de  l'intelligible.  Nous  aurions  bien  quelques 
réserves  à  faire  ou  quelques  explications  à  joindre  à  toute 
cette  théorie  ;  mais  elle  nous  paraît  suffisamment  vraie  dans 
son  ensemble  et  nous  ne  voulons  pas  maintenant  la  con- 
tredire en  rien,  lorsque  d'ailleurs  la  conclusion  est  irrépro- 
chable. La  science  se  joint  donc  à  la  philosophie  et  au 
sens  commun  pour  affirmer  l'objectivité  de  nos  connais- 
sances. Le  scepticisme  n'a  pu  contester  la  réalité  des  per- 
ceptions qu'en  affectant  de  les  confondre  avec  les  imagi- 
nations; mais  en  séparant,  dans  les  perceptions,  l'élément 
intelligible  de  son  enveloppe,  l'idée  de  la  simple  image, 
nous  trouvons  l'objet  propre  de  l'intelligence  et  rentrons 
dans  la  certitude.  Et  Platon  n'avait-il  pas  dit  qu'il  n'y  a 
de  science  et  de  certitude  que  de  ce  qui  ne  passe  pas,  c'est- 
à-dire  des  idées  ?  C'est  de  la  région  supérieure  des  idées 
que  la  certitude  descend  sur  les  connaissances  sensibles  et 
les  élève  à  la  dignité  de  sciences.  Il  sera  toujours  vrai  que 
la  certitude  et  le  savoir  sont  donnés  en  définitive  par  l'es- 
prit et  non  parles  sens,  et  que  si  l'esprit  a  besoin  de  ceux- 
ci  pour  agir  et  s'informer,  il  juge  par  lui-même  et  tranche 
souverainement  leurs  doutes,  sans  jamais  leur  soumettre 
les  siens  propres.  En  un  mot,  l'évidence  des  sens  est  su- 
bordonnée à  l'évidence  de  l'esprit.  Mais,  s'il  en  est  ainsi,  que 
penser  des  prétentions  du  positivisme  et  du  sensualisme  ? 


78  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

La  science   expérimentale  rend  encore  d'autres  témoi- 
gnages en  faveur  de  la  métaphysique.   Elle  poursuit  à  sa 
manière  le  problème  transcendant  de  l'absolu.  Elle  aussi 
distingue  les  réalités  relatives  d'une  réalité  supérieure,  et 
c'est  toujours  vers  celle-ci  qu'elle  tend,  en  pénétrant  les 
autres.  Au  lieu  d'opposer  entre  elles  les  vérités  relatives, 
elle   les   subordonne   étroitement   et  les   distingue  toutes 
ensemble  de  la  vérité  absolue  :  elle  explique  ainsi  les  pré- 
tendues contradictions  dont  le  scepticisme  pyrrhonien  avait 
tant  abusé.  Ici  M.  Vacherot  s'inspire  des  observations  et 
des  études  de  M.  Cournot.  Il  rappelle  par  exemple  comment 
le  mouvement  d'un  passager  sur  le  pont  ne  cesse  pas  d'être 
vrai,  pour  être  relatif  seulement  au  navire,  quoiqu'il  soit 
nul  ou  différent  par  rapport  au  rivage.   Et  le  mouvement 
déterminé    relativement  au    rivage,    peut  être   déterminé 
indépendamment  de  la  terre  et  par  rapport  au  soleil.  A 
son  tour,  le  repos  ou  le  mouvement  du  soleil  peut  être 
déterminé  par  rapport  à  quelque  lieu  ou  à  quelque  corps 
céleste.   C'est  ainsi    que    la   mécanique  cherche  toujours 
l'absolu.  Il  en  est  de  même  des  autres  sciences.  L'arc-en- 
ciel  n'existe  en  tel  lieu  du  ciel  que  relativement  à  tel  obser- 
vateur, si  bien  que,  l'observateur  se  déplaçant,  l'arc  se  dé- 
place ou  même  disparaît  ;  cependant  l'arc-en-ciel  n'est  pas 
une  pure  illusion,  car  les  rayons  lumineux  font  leur  trajet 
indépendamment   de  la  vision  de  l'observateur.   La  per- 
ception de  l'arc-en-ciel  répond  donc  à  la  fois  à  une  appa- 
rence et  à  une   réalité.  Or  la  science  s'applique  à  faire  la 
part  de  l'une  et  de  l'autre  :  elle  explique  précisément  ces 
relativités,  ces  témoignages  des   sens,  qui  de  prime  abord 
paraissent  discordants,  tandis  qu'ils  se  concilient  parfaite- 
ment entre  eux.  Toujours  la  science  fait  dans  nos  percep- 
tions la  part  de  l'illusion  et  la  part  de  la  réalité  ;  elle  va 
ainsi,  en  s'élevant  toujours  vers  l'absolu,  c'est-à-dire  vers 
une  vérité  qui   serait  sans  limites  ni  voiles.  Les  sciences 
physiques  parviennent-elles  à  cet  absolu?  Non.  Mais  cons- 
tamment elles  y  tendent,  et  non  sans  succès  :  il  nous  suffit 
maintenant  de  le  constater. 

Que  de  progrès  n'ont-elles  pas  accomplis,  après   de   si 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  Ji) 

humbles  commencements  ?  Quelles  découvertes  par  exemple 
ne  devons-nous  pas  à  la  mécanique  céleste  et  à  l'astro- 
nomie ?  Grâce  à  des  analogies,  à  des  inductions,  à  de  pro- 
fonds calculs,  l'homme  est  arrivé  à  pénétrer  le  ciel  et  à  se 
faire  quelque  idée  de  son  immensité,  des  lois  qui  gou- 
vernent les  astres,  de  la  manière  dont  ils  se  sont  dégagés 
de  leurs  nébuleuses  pour  prendre  la  forme  actuelle.  La 
composition  même  des  astres  nous  est  révélée  par  l'analyse 
spectrale.  Voilà  ce  que  la  science  a  obtenu  par  l'expérience 
et  le  calcul,  en  rattachant  toujours  le  détail  à  l'ensemble,  le 
fait  à  sa  loi,  le  relatif  à  ce  qui  l'est  moins,  en  attendant  qu'elle 
rattache,  s'il  est  possible,  tous  les  relatifs  à  l'absolu. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  vers  l'absolument  grand  que  la 
science  dirige  sa  marche  à  travers  les  relatifs;  elle  cherche 
aussi  l'absolu  dans  les  infiniments  petits.  En  chimie,  en 
anatomie,  en  physiologie,  on  ne  se  lasse  pas  d'observer,  de 
découvrir  et  de  pénétrer  toujours  plus  avant;  on  cherche 
constamment  à  rattacher  les  faits  plus  complexes  à  des 
faits  plus  simples,  plus  voisins  du  fait  fondamental  et 
primitif.  Les  rapports  du  physique  et  du  moral  ont  été 
étudiés  par  la  même  méthode,  et  l'on  est  parvenu  déjà  à  des 
résultats  remarquables,  qui  rectifient  ou  complètent  sur 
certains  points,  les  données  de  l'ancienne  psychologie. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Vacherot  dans  tous  les  détails 
où  il  entre  sur  ce  sujet.  Sans  partager  toutes  ses  opinions, 
nous  croyons  cependant  avec  lui  que  la  psychologie  a  profité 
et  profitera  encore  sensiblement  des  découvertes  de  la  phy- 
siologie. Le  malheur  est  que  les  savants  adonnés  exclusi- 
vement à  l'étude  de  l'homme  sensible,  perdent  de  vue 
l'homme  supérieur,  l'homme  moral,  et  cherchent  à  l'ex- 
pliquer uniquement  par  les  conditions  physiques  de  son 
existence  et  de  son  activité.  Ils  essaient  de  se  persuader 
que  la  science  expérimentale  donnera  le  dernier  mot  et  de 
la  connaissance  de  l'âme  et  de  la  connaissance  de  la  nature. 

Parmi  ces  savants,  il  en  est  un  que  M.  Vacherot  signale 
avec  sympathie  et  même  avec  complaisance,  et  dont  il 
espère  beaucoup  malgré  ses  erreurs  :  c'est  M.  Taine.  Cet 
adversaire  acharné  et  redoutable  de  la  métaphysique,  con- 


8o  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  -- 

tribue,  peut-être  encore  à  son  insu,  à  lui  rendre  le  plus 
signalé  des  services.  Armé  de  la  science  positive,  et  ne  se 
fiant  qu'à  l'expérience  et  à  l'analyse,  il  n'a  reculé  devant 
aucune  des  conclusions  où  l'entraînait  sa  logique  inexorable. 
C'est  lui  qui  ne  fait  de  l'esprit  qu'un  polypier  d'images; 
c'est  lui  qui  a  dit  que  le  vice  et  la  vertu  sont  des  produits 
naturels  comme  le  sucre  et  le  vitriol,  «  que  toute  la  vie 
cérébrale  u'est  qu'une  danse  incessante  des  cellules,  que  le 
génie  n'est  que  la  prédominance  d'une  faculté  maîtresse, 
que  l'évolution  historique  n'est  qu'un  mécanisme  perpé- 
tuel )).  Tous  ces  «  paradoxes  de  fantaisie  «  sont  en  même 
temps  les  conclusions  forcées  d'une  science  positive  qui  a 
rompu  avec  toute  métaphysique  :  elles  sont  instructives, 
et  éclaireront  peut-être  un  jour  M.  Taine  lui-même.  La 
science  positive  a  poursuivi  à  outrance  la  première  con- 
dition des  choses  et  les  premières  lois  des  phénomènes 
sensibles  ;  elle  a  négligé  les  causes,  comme  aussi  la  force 
propre  et  les  lois  de  l'esprit.  Arrivée  devant  ces  conclusions 
paradoxales,  comprendra-t-elle  enfin  qu'il  y  a  tout  un  ordre 
de  faits,  de  lois,  de  connaissances  qui  lui  échappent  et  dont 
il  faudrait  pourtant  tenir  compte  ?  Comprendra-t-elle  que 
la  vie  organique  ne  peut  s'expliquer  par  la  matière  seule,  qui 
n'est  que  sa  condition,  que  l'âme  ne  peut  s'expliquer  par  les 
seuls  organes  qu'elle  anime,  que  le  monde  enfin,  ajouterai- 
je,  (ce  que  M.  Vacherot  ne  dit  pas)  ne  peut  s'expliquer  que 
par  un  Dieu  réel,  créateur  au  sens  propre  du  mot,  intel- 
ligent et  personnel  ? 

3°  Méthode  métaphysique.  —  Au-dessus  de  la  méthode 
expérimentale,  si  utile  et  si  bien  appliquée  aujourd'hui,  il 
y  a  donc  une  méthode  supérieure,  qui  est  propre  à  la  mé- 
taphysique. A  cette  science  seule  il  appartient  d'atteindre 
par  ses  propres  voies  le  véritable  absolu,  c'est-à-dire  le 
monde  intelligible,  celui  des  essences  ;  à  elle  seule  il  est 
possible  de  pénétrer  les  natures  et  de  livrer  le  secret  de  ces 
trois  grands  noumènes  dont  l'esprit  humain  n'a  jamais  pu 
se  désintéresser  :  la  matière,  l'âme  et  Dieu.  Sans  la  méta- 
physique,   la    science    expérimentale    n'instruit    l'homme 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  8l 

qu'imparfaitement;  elle  ne  saurait  le  tirer  de  ses  mortelles 
inquiétudes.  Il  veut  s'expliquer  toutes  choses  ;  il  cherche 
le  dernier  mot  de  ce  cosmos,  qui  pique  d'autant  plus  sa 
curiosité  métaphysique,  que  la  science  en  révèle  de  mieux 
en  mieux  l'harmonie  et  les  grandeurs.  Mais  où  chercher 
cette  raison  suprême  de  l'univers  et  de  tout  ce  qu'il  con- 
tient ?  La  trouverons-nous  en  dehors  et  au-dessus  de  l'u- 
nivers, dans  une  cause  transcendante  et  créatrice  ?  ou  bien 
la  trouverons-nous  dans  l'univers  même,  et  substituerons- 
nous  ainsi  à  la  création  proprement  dite  une  simple  évo- 
lution ? 

De  ces  deux  solutions  opposées,  c'est  la  seconde  qui 
sourit  à  M.  Vacherot,  et  l'on  voit  bien  que  son  choix  est 
déjà  fait.  Il  se  flatte  ainsi  d'expliquer  l'ordre  naturel  sans 
en  sortir,  comme  si  c'était  recourir  à  un  miracle  que  de 
reconnaître  la  nécessité  d'une  cause  transcendante.  Entre 
celle-ci  et  une  cause  nulle,  le  choix  ne  devrait  pas  être 
douteux.  Car  n'est-ce  pas  invoquer  une  cause  nulle,  que  de 
chercher  la  cause  suffisante  du  monde  dans  le  monde  lui- 
même  ?  Mais  ce  n'est  pas  encore  le  lieu  d'insister  sur  cette 
erreur  fondamentale  de  la  théorie  de  M.  Vacherot. 

Il  fait  observer  ici  avec  une  certaine  complaisance  que  la 
philosophie  allemande,  celle  de  Fichte,  de  Schelling  et 
d'Hegel,  philosophie  dont  Cousin  s'éprit  un  instant,  est 
toute  fondée  sur  l'identité  de  l'intelligible  avec  l'intelli- 
gence, de  l'objet  pensé  avec  le  sujet  pensant.  Cette  identité 
aurait  été  également  soutenue  par  les  néoplatoniciens  et 
notamment  par  Plotin,  dans  les  Ennéades.  «  Les  essences 
intelligibles,  dit  Plotin,  les  idées,  ne  sont  ni  des  principes 
abstraits  de  la  pensée,  ni  des  êtres  supérieurs  et  extérieurs 
à  l'intelligence  ;  c'est  le  fond  même  de  l'intelligence.  En  les 
pensant,  l'intelligence  se  pense  elle-même.  »  M.  Vacherot 
ajoute  que  «  la  théologie  de  Malebranche,  de  Fénelon,  de 
Bossuet,  qu'ils  en  aient  conscience  ou  non,  n'est  guère 
autre  chose  qu'une  réminiscence  platonicienne  reproduite 
en  un  langage  plus  facile  à  entendre  ».  On  pressent  déjà  la 
conclusion  qu'il  prépare  et  cherche  à  autoriser  d'avance,  à 
savoir  :   l'intelligible  et   l'intelligence  ne   sont  qu'un,  ou 

6 


Sa  tJN    SPIRITUALISME    SANS    DiEU 

rintelligible  n'est  que  dans  l'intelligence*,  par  conséquent 
Dieu,  qui  est  Tidéal,  n'est  que  dans  l'intelligence  humaine 
qui  le  conçoit.   On  ne    peut   abuser  plus  subtilement  du 
principe  d'ailleurs  si  vrai,  si  bien  accepté  par  l'école  :  l'in- 
telligible en  acte  n'est  que  l'intelligent  en  acte.  Mais  de  ce 
que  l'objet  et  le  sujet  s'unissent  intimement  par  la  connais- 
sance et  dans  l'acte  même  de   la  connaissance,  s'ensuit-il 
qu'ils  ne  fassent  qu'un  être  et   partagent  la  même  nature  ? 
De  ce  que  Dieu  en  tant  qu'il  est  connu  de  nous,  de  ce  que 
cette  connaissance,  en  tant  qu'elle  nous  appartient,  n'est 
que  notre  intelligence  éclairée  sur  la  divinité,  s'ensuit-il 
que  Dieu  n'ait  pas  d'autre  réalité  que  la  connaissance  que 
nous  en  avons  ?  Bien  poser  la  question,   c'est  déjà  la  ré- 
soudre. Et  cependant  nous  insistons,  nous  aussi,  sur  cette 
assimilation  de  l'objet  par  le  sujet  dans  l'acte  de  la  con- 
naissance ;  nous  répétons  après  Aristote  le  principe  fécond 
que  nous  citons  plus  haut;  nous  ne  craignons  pas  d'ajouter 
avec  lui  que  l'âme  devient  toutes  choses  de  quelque  manière 
parla  connaissance;  nous  maintenons  fermement  ces  prin- 
cipes, car  ils  sont  mortels  au  scepticisme:  mais  nous  préten- 
dons nous  en  servir  sans  que  l'idéalisme  et  le  panthéisme 
aient  à  s'en  prévaloir.  L'objet  et  le  sujet  ne  se  rencontrent  et 
ne  sont  un  que  dans  l'acte  même  de  l'un  sur  l'autre.  Cette 
action  révélatrice,  d'où  résulte  l'idée,  est  l'effet  de  l'objet, 
et  elle  est  une  modification  du  sujet  ;  elle  révèle  sa  cause 
en    l'exprimant,  et  elle  instruit  le  sujet  en  le  modifiant. 
Ainsi  s'explique  l'objectivité  de  l'idée  et  de  la  connaissance, 
sans  confusion  de  la  nature   de  l'objet  avec  la  nature  du 
sujet. 

c(  Cette  identité  du  sujet  et  de  l'objet,  de  l'intelligence  et 
de  l'intelligible,  des  idées  et  des  choses,  qui,  d'après 
M.  Vacherot,  reste  la  vraie  solution  du  problème  des  nou- 
mènes  »,  sans  doute  il  ne  cherchera  pas  à  l'établir  par  une 
dialectique  subtile  ou  ténébreuse  ;  il  ne  reproduira  pas  les 
métaphores  de  Plotin  ;  il  faut  renoncer,  pense-t-il,  aux  tours 
de  force  de  logique  d'Hegel,  aux  révélations  intuitives  dont 
plusieurs  ont  abusé  ;  surtout  il  ne  prétendra  pas  que 
(c  la  pensée  crée  le  monde  en  le  pensant,  que  la  nature 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  83 

n'est  que  l'acte  extérieur  de  l'esprit  »  :  ce  sont  là  des  para- 
doxes que  nulle  explication  ne  fera  jamais  accepter  à  l'es- 
prit français.  Mais  il  paraîtra  néanmoins  soutenir  quelque 
chose  de  la  même  thèse,  quoique  par  des  moyens  différents; 
il  cherchera  le  mot  de  l'énigme,  à  la  suite  de  Cousin,  «  dans 
l'expérience  psychologique  )>  ;  plus  prudent  encore  que  ce 
maître,  il  cessera  d'attribuer  à  la  raison  une  origine  sur- 
naturelle. C'est  l'intelligence  qui  nous  expliquera  les 
choses,  cette  intelligence  qu'avait  invoquée  Anaxagore, 
mais  dont  il  se  servit  trop  peu  ;  et  elle  nous  expliquera  non 
seulement  l'âme  elle-même  et  Dieu,  objets  que  Cousin 
avait  seuls  attribués  à  la  philosophie,  dans  une  synthèse 
incomplète,  mais  encore  la  Nature.  Le  spiritualisme  de 
Cousin  avait  négligé  celle-ci  :  Cousin  la  connaissait  trop 
peu,  et  il  a  «  laissé  le  problème  cosmologique  sans  autre 
solution  que  le  mystère  de  la  création  et  le  lieu  commun 
de  la  Providence  ».  Mais  le  nouveau  spiritualisme,  dont 
M.  Vacherot  est  l'interprète,  sera  moins  incomplet  et  plus 
positif:  moins  incomplet,  puisqu'il  embrassera  «  dans  sa 
synthèse,  la  nature  entière,  aussi  bien  que  Dieu  et  l'Hu- 
manité ))  ;  plus  positif,  car  il  abandonnera  les  méthodes 
trompeuses,  et  cherchera  «  à  l'exemple  d'Aristote  et  de 
Leibniz,  dans  l'expérience  intime,  le  principe  qui  doit  le 
guider  et  l'éclairer  pour  la  solution  des  grands  problèmes 
métaphysiques  ». 

Nous  traduisons  le  plus  fidèlement  possible  la  pensée 
de  l'auteur.  Il  importe  de  bien  définir  son  spiritualisme, 
d'en  bien  saisir  l'esprit.  On  voit  comment  il  prévient, 
autant  qu'il  est  en  lui,  les  objections  qu'on  est  tenté  aussi- 
tôt de  lui  adresser;  il  cherche  à  s'entourer  des  grands  noms 
d'Aristote  et  de  Leibniz;  il  s'efforce  de  justifier  ce  parti 
pris  d'expliquer  le  monde  par  le  monde,  ou  plutôt  par  la 
pensée  humaine,  qui  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  dans  le 
monde  soumis  à  notre  expérience  ;  le  transcendant  l'effraie, 
il  s'en  méfie,  et  il  pense  que  la  méthode  expérimentale  doit 
se  l'interdire  ;  l'absolu  de  sa  métaphysique  n'est  pas  au- 
dessus  de  nous,  il  est  en  nous.  Quoi  que  l'homme  fasse,  il 
faudra  donc  qu'il  se  regarde  comme  le  centre  de  l'univers  : 


84  UN'    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

il  n'est  pas  d'autre  point  de  vue  absolu  que  celui  où  l'on  se 
place  en  descendant  au  fond  de  sa  propre pense'e,  dans  l'in- 
time de  la  conscience.  C'est  sur  ce  point  précisément  que 
nous  sommes  en  désaccord.  Ce  que  nous  soutenons,  et  ce  qui 
nous  paraît  de  toute  évidence,  c'est  que  l'absolu  n'est  pas 
en  nous,   bien  que  son  image  soit  dans  notre   pensée  :   il 
est  au  dehors  et  au-dessus,  dans   un   Dieu  transcendant, 
à  la  fois  première  cause  finale  et  première  cause  efficiente. 
Mais    s'il   ne  nous  est   pas    permis    de    nous  transporter 
réellement  au  sein  de  la  Divinité,  encore  moins  de  nous 
confondre  avec  elle,  pour  contempler  de  là  directement  le 
monde,  du  moins  nous  pouvons,  en  déterminant  la  posi- 
tion relative  que  nous   occupons,  corriger  les  apparences 
et  nos  premières  vues,  et  porter  des  jugements  absolus. 
Ainsi,  l'astronome,  sans  quitter  réellement   la  terre   pour 
se  transporter  au  centre  du  soleil  qui  nous  éclaire,  arrive 
néanmoins  par  ses  calculs  à  rectifier  ses  observations  et  à 
tracer  la  carte  du  ciel,  ou  du  moins  du  s^^stème  planétaire 
tel    qu'il  apparaîtrait   à   un   observateur    placé  au  centre 
même. 

L'erreur  principale  du  Nouveau  Spiritiialisjjie^  c'est  donc 
de  méconnaître  cette  distinction  et  cette  opposition  réelles, 
totales,  de  Dieu  et  de  la  nature.  Dieu  seul  est  absolu  sans 
condition  :  la  nature  est  contingente;  et  si  les  essences  que 
notre  esprit  y  saisit  par  l'abstraction  ont  un  caractère 
d'immutabilité,  d'éternité,  et  peuvent  être  regardées 
comme  absolues,  ce  n'est  qu'en  tant  qu'idéales,  ce  n'est 
que  par  leur  conformité  avec  les  idées  divines  ou  l'idéal 
divin.  Les  essences,  objet  de  notre  esprit,  sont  donc  en 
Dieu  et  elles  sont  dans  les  choses  :  elles  sont  en  Dieu, 
comme  idées,  et  ne  diffèrent  pas  de  son  essence  même, 
indéfiniment  imitable  au  dehors  ;  elles  sont  dans  la 
nature,  comme  réalités,  mais  elles  n'y  existent  qu'engagées 
dans  les  individualités  passagères  où  notre  esprit  les  saisit. 
Elles  ne  font  qu'un  avec  ces  individualités,  et  elles  se  multi- 
plient aussi  souvent  que  ces  individualités  mêmes,  tout  en 
gardant  entre  elles  la  ressemblance  générique  ou  spécifique 
que  nous  leur  attribuons.  Notre  logique  seule,  notre  esprit 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  85 

seul  les  isole  des  individualités,  et  leur  prête  ainsi  une 
forme  qu'elles  n'ont  pas  :  c'est  là  le  caractère  subjectif  de 
notre  connaissance;  c'est  lace  qui  a  pu  induire  en  erreur 
les  platoniciens  et  les  re'alistes  de  tous  les  temps.  Elles 
restent  vraies  cependant,  objectives,  malgré  les  imperfec- 
tions de  notre  connaissance.  Oui,  il  y  a  bien  deux  mondes, 
le  monde  de  la  sensation  et  le  monde  intelligible,  et  ces 
deux  mondes  ne  font  qu'un  dans  la  nature  :  en  ce  sens,  nous 
reconnaissons  très  bien  avec  M.  Vacherot,  que  le  «  Cosmos 
que  nous  fait  connaître  la  science,  est  bien  le  Cosmos  que 
nous  fait  connaître  la  philosophie  )>.  Mais  n'oublions  pas 
que  ces  deux  Cosmos,  qui  n'en  font  qu'un,  ne  sont  ni  l'un 
ni  l'autre  l'absolu  sans  condition  ou  restriction,  et  qu'au- 
dessus  des  intelligibles  que  la  philosophie  abstrait  de  la 
nature  sensible,  et  qui  ne  sont  formellement  que  des  idées, 
nous  en  convenons,  il  y  a  un  autre  intelligible,  qui  est  à  la 
fois  idéal  et  réel  :  celui-là  seul  est  absolu  sans  restriction, 
absolu  dans  l'ordre  idéal  et  absolu  dans  Tordre  réel;  celui- 
là  seul  est  Dieu.  Il  faut  remonter  jusqu'à  lui,  si  M.  Vacherot 
ne  veut  pas  se  contenter  d'une  métaphysique  incompréhen- 
sible parce  qu'elle  est  sans  premier  principe,  et  s'il  ne 
veut  pas  s'arrêter  à  un  spiritualisme  inconséquent  parce 
que  l'existence  de  l'esprit  lui-même  ne  se  conçoit  plus  sans 
le  Père  des  esprits. 

Au  reste,  nous  ne  ferons  pas  de  difficulté  de  reconnaître 
avec  M.  Vacherot  que  la  méthode  psychologique  a  été  trop 
négligée  par  nombre  de  philosophes.  En  suivant,  sans 
réserve,  la  méthode  rationnelle  ou  à  priori^  on  s'égare  dans 
des  abstractions  chimériques.  On  ne  saurait  trop  rentrer 
en  soi-même  après  des  excursions  prolongées  dans  le 
domaine  de  la  raison  pure  et  de  la  logique  abstraite;  les 
notions  les  plus  claires,  les  plus  précises,  les  moins  hypo- 
thétiques, nous  sont  fournies  par  l'expérience  intime,  par  le 
sentiment  du  moi  et  de  ses  affections.  C'est  par  la  cons- 
cience, il  faut  en  convenir,  que  nous  apprenons  le  mieux 
ce  que  c'est  que  la  force^  ce  que  c'est  qu'une  cause.  Nous 
expérimentons  notre  force,  notre  causalité,  nos  actes  inten- 
tionnels et  notre  finalité,  tandis  que  nous  ne  pouvons  que 


86  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

découvrir  par  induction  ou  par  raisonnement  la  causalité 
des  choses  et  les  tendances  de  la  nature  extérieure.  C'est 
en  vain  que  Hume  et  Kant  ont  essayé  de  ne  voir  dans 
l'objet  de  Texpérience  interne  que  de  purs  phénomènes, 
analogues  à  ceux  du  dehors,  qui  se  succéderaient  sans  que 
nous  puissions  en  saisir  le  lien  ou  la  causalité  :  Maine  de 
Biran  a  répondu  à  Tempirisme  de  Hume  et  à  la  critique  de 
Kant.  Il  a  montré  que  le  moi  se  saisit  lui-même  avec  sa 
substance  et  sa  liberté;  la  conscience  a  pour  objet  adéquat 
autre  chose  que  des  images  et  des  apparences  :  le  fond 
même  de  notre  être  nous  est  présent  et  se  manifeste  en 
quelque  manière;  ce  n'est  pas  du  phénomène  seulement 
que  nous  avons  conscience,  mais  du  moi  lui-même;  avec  la 
pensée,  nous  saisissons  le  sujet  qui  pense,  sans  lequel  la 
pensée  ne  serait  rien,  et  dans  lequel  seulement  elle  est 
vraiment  nôtre. 

Jusqu'ici,  rien  n'est  plus  juste,  et  l'on  ne  peut  qu'ap- 
plaudir aux  observations  et  aux  efforts  de  l'école  psycholo- 
gique. Ce  que  M.  Vacherot  ajoute,  nous  paraît  moins  exact. 
C'est  dans  ce  sentiment  intime,  profond,  indiscutable, 
dit-il.  que  la  psychologie  recueille  la  notion  de  l'esprit.  On 
s'est  trompé,  en  regardant  l'étendue  comme  la  propriété 
fondamentale  des  corps,  et  la  simplicité  absolue  comme  le 
caractère  essentiel  de  l'esprit.  Tout  est  force,  dans  le 
monde  matériel  comme  dans  le  monde  spirituel,  et  c'est 
dans  la  différence  des  forces  entre  elles  qu'il  faut  chercher 
le  caractère  essentiel  des  substances  matérielles  et  des 
substances  spirituelles.  Or,  parmi  les  forces,  il  en  est  de 
passives,  de  dépendantes,  de  fatales  :  celles-ci  sont  maté- 
rielles; il  en  est,  au  contraire,  d'activés,  de  spontanées,  de 
libres  :  celles-là  sont  spirituelles.  Donc  «  l'activité,  la  spon- 
tanéité, la  liberté  sont  les  vrais  caractères  du  type  spiri- 
tuel ». 

Nous  ne  pouvons  accepter  l'ensemble  de  cette  théorie, 
malgré  les  éléments  de  vérité  qu'elle  renferme.  M.  Vacherot 
remarque  très  bien,  contre  les  cartésiens,  que  la  simplicité 
n'est  pas  le  caractère  essentiel  de  l'esprit;  mais  les  carac- 
tères qu'il  assigne  lui-même  sont  trompeurs,  ou  trop  secon- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  87 

daires  pour  être  regardes  comme  essentiels  et  principaux. 
Les  deux  premiers  sont  trompeurs;  car  l'activité  et  la 
spontanéité  sont  parfaitement  séparables  de  la  spiritualité, 
comme  il  apparaît  dans  les  animaux  et  surtout  dans  les 
plantes. Quant  au  troisième  caractère,  celui  de  laliberté,  il  est 
secondaire  ;  car  il  est  évident  que  cette  liberté  a  des  causes 
qui  l'expliquent,  et  qu'il  vaut  mieux  chercher  le  caractère 
principal  de  l'esprit  dans  ces  causes  que  dans  la  liberté  elle- 
même.  Or,  quelles  sont  les  causes  de  la  liberté?  Si  un  être 
est  libre,  cela  provient  sans  doute  de  ce  que  dans  ses  déter- 
minations il  est  soustrait  à  l'empire  de  la  fatalité,  c'est-à- 
dire  d'une  nature  aveugle,  sans  intelligence.  La  raison  ou 
l'intellect  est  donc,  au  fond,  la  cause  de  la  liberté;  partant 
c'est  la  raison  ou  l'intellect,  plutôt  que  la  liberté,  sa  consé- 
quence, qui  est  le  premier  caractère  du  type  spirituel.  Mais 
la  raison  elle-même  ou  l'intellect,  ne  s'explique,  en  nous 
du  moins,  que  par  la  faculté  d'abstraire,  par  le  pouvoir  de 
saisir  et  de  comprendre  les  choses  en  dehors  de  l'espace 
et  du  temps,  de  distinguer  l'intelligible  du  sensible,  le 
moral  du  physique,  l'honnête  du  délectable  ou  le  bien  du 
plaisir.  C'est  donc  finalement  par  l'indépendance  de  la 
raison  ou  de  l'intellect  par  rapport  à  l'espace  et  au  temps, 
conditions  essentielles  de  la  matière,  que  s'explique  la  spi- 
ritualité. Ajoutons  que  la  spiritualité  consiste  dans  cette 
indépendance  même.  Il  est  bon  de  nous  en  tenir  sur  ce 
point  aux  définitions  reçues.  On  entend  par  esprit  un  être, 
une  substance  qui  peut  exister  sans  la  matière.  Or,  ce  pou- 
voir d'exister  sans  la  matière  se  reconnaît  précisément  à  la 
faculté  d'agir  indépendamment  de  la  matière.  En  cher- 
chant ailleurs  les  caractères  et  l'essence  de  la  spiritualité, 
on  ne  résoudra  la  question  que  d'une  manière  détournée 
ou  même  douteuse  ;  on  tombera  forcément  dans  des  obscu- 
rités, sinon  dans  l'erreur. 

La  définition  que  donne  M.  Vacherot  de  la  spiritualité 
de  l'âme,  nous  paraît  donc  à  tout  le  moins  obscure.  De 
plus,  il  subordonne  l'existence  de  cette  spiritualité  à  la 
solution  d'un  problème  plus  difficile  à  expliquer,  sinon  à 
résoudre,  que  celui  de  la  spiritualité  de  l'àme.  Car  enfin, 


88  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

y  a-t-il  des  substances  libres?  Les  fatalistes  et  les  détermi- 
nistes, dont  le  nombre  s'est  tant  accru  de  nos  jours,  le  nient 
ouvertement;  tous  cependant  n'entendent  point  par  là 
rejeter  la  spiritualité  de  l'âme  :  ils  devraient  sacrifier  l'une 
avec  l'autre,  selon  M.  Vacherot.  On  peut  nier  la  liberté  et 
admetti'e  la  spiritualité  :  il  n'y  a  pas,  ou  du  moins  on  ne 
voit  pas  d'abord  de  connexion  nécessaire  entre  ces  deux 
vérités;  à  plus  forte  raison  n'y  a-t-il  pas  identité.  Quant  à 
nous,  nous  préférerons  toujours  accepter  les  définitions 
communes  :  c'est  le  meilleur  point  de  départ  en  philosophie. 
La  substance  spirituelle  est  celle  qui  est  incorporelle. 
Incorporel  ne  veut  pas  dire  simple,  mais  indépendant  des 
corps,  de  la  matière.  Que  celle-ci  soit  composée  de  forces 
simples,  comme  le  pense  M.  Vacherot,  c'est  une  autre  ques- 
tion que  nous  examinerons  plus  loin.  Il  nous  suffit  de  dire 
présentement  que  nous  entendons  par  substance  spirituelle 
celle  qui  est  indépendante  dans  son  action  propre,  et  par 
conséquent,  dans  son  existence,  de  la  matière,  c'est-à-dire 
des  objets  ou  des  forces  qui  nous  paraissent  doués  d'étendue 
et  de  résistance  perceptible  aux  sens.  Seulement  il  y  a  lieu 
de  craindre  que  M.  Vacherot  ne  puisse  accepter  cette  défi- 
nition :  le  nouveau  spiritualisme  qu'il  professe  en  serait 
peut-être  bien  compromis.  Il  reconnaît  sans  doute  avec  tous 
les  métaphysiciens  la  distinction  essentielle  de  l'âme  et  du 
corps,  commue  aussi  celle  de  la  raison  et  de  la  sensibilité; 
il  accorde  à  la  raison  le  pouvoir  de  connaître  l'universel  et 
l'absolu,  et  à  la  volonté  le  pouvoir  de  se  déterminer 
librement  :  mais  admet-il  simplement  que  l'âme  humaine, 
à  cause  des  facultés  supérieures  qui  lui  sont  propres,  est 
indépendante  essentiellement  des  forces  corporelles  et  sur- 
vivra à  la  dissolution  des  organes  ?  On  ne  peut  le  nier  ni 
même  en  douter  sans  rompre  avec  le  vrai  spiritualisme. 
Or,  M.  Vacherot  semble  éviter  de  se  prononcer  nettement 
sur  cette  question  embarrassante. 

Cette  sorte  d'hésitation  sur  le  point  capital  est  compatible 
d'ailleurs  avec  certaines  exagérations  spiritualistes.  Il  en  est 
une  qui  les  résume  toutes  et  sur  laquelle  il  insiste  particu- 
lièrement; poussée  un  peu  loin,  elle  aboutirait  facilement 


UN    SPIRITUALISME    SANS   DIEU  8(3 

à  l'idéalisme  :  c'est  celle  qui  consiste  à  expliquer  la  nature 
par  l'esprit,  les  corps  par  la  conscience.  «  C'est  de  la  cons- 
cience, dit-il,  que  jaillit  la  lumière  qui  vient  éclairer  l'im- 
mense scène  du  Cosmos.  Par  une  induction  toute  naturelle 
la  pensée  applique  au  monde  extérieur  les  enseignements 
du  sens  intime....  Allons  jusqu'au  bout  de  notre  pensée  : 
le  vrai  principe  des  choses  n'est  pas  la  matière,  c'est 
l'esprit;  la  matière  n'en  est  partout  que  la  condition.... 
Loin  que  l'esprit  ne  soit  qu'un  maximum  de  la  matière, 
c'est  la  matière  qui  est  le  jninimiim  de  l'esprit....  L'être, 
c'est  l'esprit;  l'esprit  c'est  l'être.»  Toutefois,  il  ne  tarde 
pas  à  corriger  ces  exagérations.  Il  n'a  point  voulu  dire  que 
tout  est  pensée,  conscience,  volonté,  amour  dans  la  nature; 
il  n'a  point  songé  à  renverser  les  barrières  infranchissables 
qui  séparent  les  règnes,  les  genres  et  les  espèces.  Il  prétend 
seulement  que  la  pensée  directrice  est  au  fond  de  toute 
organisation  et  de  toute  composition,  que  tout  obéit  dans 
la  nature,  même  le  simple  atome,  à  la  loi  de  causalité  et  à 
la  loi  de  finalité  que  nous  expérimentons  par  la  conscience; 
l'atome  lui-même  est  comme  nous  une  force  spontanée  qui 
tend  à  son  but. 

Maintenant  quelle  est  cette  fin  suprême  vers  laquelle  se 
meuvent  tous  les  êtres?  Quel  est  cet  idéal  auquel  est 
suspendue  toute  existence?  —  C'est  le  bien;  c'est  le  véri- 
table absolu,  celui  que  nous  a  révélé  la  conscience.  La 
science  positive  a  été  incapable  de  le  trouver,  soit  dans  les 
infiniment  grands,  soit  dans  les  infiniment  petits  :  seule 
la  métaphysique  nous  le  montre,  en  nous  livrant  le 
pourquoi  des  choses.  Nous  ne  dirions  pas  autrement.  Mais 
n'oublions  pas  que  cet  absolu  n'est  qu'idéal,  logique  : 
«  l'absolu  n'est  que  dans  l'esprit  ».  Nous  surprenons  ainsi 
une  fois  de  plus  le  vice  de  cette  méthode  exclusivement 
psychologique,  qui  fait  chercher  l'absolu,  l'idéal  suprême, 
au  dedans  de  nous,  dans  nos  pensées  fragiles  et  éphémères. 
Et  que  nous  importent  maintenant,  après  cette  restriction 
décevante,  des  réflexions  telles  que  celles-ci,  aussi  belle 
que  vraie  si  l'auteur  lui  attribuait  le  sens  que  le  lecteur 
est    tenté    d'y   chercher   :   «    la   Divinité  a   pour  temple 


00  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

la  nature  entière,  et  pour  sanctuaire  la  conscience  »  ? 
Une  divinité  qui  n'est  que  dans  notre  conscience  et 
par  notre  conscience,  est  une  divinité  chimérique  :  ne 
nous  abusons  pas  nous-mêmes  en  lui  prêtant  un  nom 
qu'elle  ne  mérite  pas. 

La  méthode  est  incomplète  et  trompeuse  qui  conduit  à 
de  pareilles  conclusions.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  la 
conscience  qu'il  faut  chercher  les  premières  causes,  l'expli- 
cation suffisante  de  la  nature,  de  l'âme  et  de  Dieu.  L'idée, 
qui  n'est  qu'en  nous,  nous  fait  connaître  ce  qui  n'est  pas 
en  nous;  elle  nous  révèle  déjà  ce  qui  nous  dépasse  et  ce 
qui  nous  a  précédés,  l'immuable  vérité.  Appuyés  sur  les 
principes  absolus  de  notre  raison  non  moins  que  sur  les 
faits  expérimentés  et  le  témoignage  de  la  conscience, 
nous  pouvons  rechercher  non  seulement  la  fin  suprême 
de  la  nature  et  de  l'homme,  mais  encore  leur  pre- 
mière cause  efficiente.  Nous  arrivons  ainsi  à  établir  que 
cette  fin  dernière  et  cette  première  cause,  entre  lesquelles 
se  meut  tout  ce  qui  existe  en  ce  monde,  s'identifient  en 
Dieu. 

4°  Doctrines  sur  la  Matière,  — ■  Jusqu'ici  nous  avons 
étudié  la  méthode  de  M.  Vacherot  plutôt  que  sa  doctrine; 
mais  ce  que  nous  avons  dit  de  la  première  nous  a  fait 
connaître  déjà  plus  d'un  point  de  la  seconde.  M.  Vacherot 
réduit  à  trois  les  objets  de  la  métaphysique  :  la  matière, 
l'âme  et  Dieu.  Et  en  effet,  la  matière  est  l'objet  de  la 
cosmologie;  l'âme,  de  la  psychologie;  Dieu,  de  la  théodicée 
ou  théologie  naturelle,  ces  trois  maîtresses  branches  de  la 
métaphysique. 

Quelles  sont  d'abord  les  doctrines  de  M.  Vacherot  sur 
la  matière  ?  On  peut  les  pressentir  par  sa  méthode  psycho- 
logique, qui  consiste  à  expliquer  toute  chose  par  l'âme, 
comme  aussi  par  son  désir,  d'ailleurs  bien  légitime,  d'ac- 
corder la  métaphysique  avec  toutes  les  conclusions  de  la 
science  positive.  Malheureusement  il  mêle  à  celles-ci  de 
simples  hypothèses  et  même  des  erreurs.  «  On  sait, 
dit-il,  par  les  enseignements  de  l'astronomie  que  le  ciel  est 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  C)  I 

infini.  »  —  Rien  de  moins  démontré  en  réalité.  Ce  que 
l'astronomie  pouvait  nous  apprendre,  et  nous  apprend  en 
effet,  au  moins  imparfaitement,  c'est  la  situation  de  notre 
planète  dans  le  système  solaire,  c'est  la  grandeur  incalcu- 
lable du  ciel  et  l'harmonie  des  globes  lointains  qui  y  sont 
dispersés.  Aujourd'hui  nous  pouvons  chanter  avec  plus 
d'enthousiasme  encore  que  le  psalmiste  :  Les  deux  racon- 
tent la  gloire  de  Dieu!  Mais  l'infinité  du  ciel  est  un 
problème  qui  n'appartient  d'aucune  manière  à  l'astronomie  : 
il  ne  peut  être  résolu  que  par  la  métaphysique.  Et  M.  Va- 
cherot  n'a-t-il  pas  constaté  lui-même,  précédemment,  que 
la  science  positive  ne  peut  atteindre  d'aucune  manière 
l'absolu,  l'infini? 

On  sait,  dit-il  ensuite,  que  la  «loi  de  l'attraction  ne  gou- 
verne pas  seulement  l'infiniment  grand,  mais  encore  l'infini- 
ment  petit,  qu'elle  règle  les  mouvements  moléculaires  des 
parties  aussi  bien  que  les  mouvements  célestes  du  Tout  ». 
—  Nous  n'avons  pas  de  raison  pour  le  nier,  et  tout 
concourt,  en  effet,  à  nous  persuader  que  le  monde  est 
gouverné  par  les  lois  les  plus  générales  et  les  plus  simples. 
Ce  qu'il  ajoute  est  moins  plausible,  et  devient  même  tout 
à  fait  inadmissible.  On  se  trompe  généralement  encore, 
pense-t-il,  en  attribuant  à  la  matière  l'inertie  et  l'étendue 
comme  ses  qualités  essentielles.  De  cette  double  erreur, 
selon  lui,  il  résulte  deux  impossibilités  :  celle  d'expliquer 
le  mouvement,  si  ce  n'est  par  une  cause  extrinsèque,  un 
moteur  étranger  à  la  nature;  et  celle  d'expliquer  la  forma- 
tion des  corps,  qui  ne  peuvent  résulter  que  d'éléments 
simples,  inétendus. —  Nous  ne  cro3^ons  pas  cependant  que 
cette  doctrine  de  l'inertie  et  de  l'étendue  de  la  matière, 
entendue  convenablement,  soit  contestable,  et  qu'elle 
entraîne  de  sérieux  inconvénients.  Loin  de  là  :  c'est  plutôt 
en  la  rejetant  que  nous  élevons  des  difficultés  insurmon- 
tables. 

D'abord,  pour  ce  qui  est  de  l'inertie  de  la  matière,  il 
nous  suffit  qu'elle  soit  relative,  c'est-à-dire  que  la  matière 
soit  indéterminée  à  certains  mouvements,  et  cette  indéter- 
mination ne  peut  être  révoquée   en  doute.  En  supposant 


Ç)2  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

même  que  toute  molécule  matérielle  se  meuve  continuelle- 
ment dans  les  corps,  même  les  plus  immobiles  en  apparence, 
ce  mouvement  latent  pourrait  devenir  autre,  et  c'est  ce  qui 
a  lieu,  en  effet,  très  fréquemment  par  l'influence  des  corps 
extérieurs  ou  du  milieu  ambiant.  La  matière  est  donc 
essentiellement  passive,  elle  a  quelque  chose  d'indéter- 
miné. Mais  ne  voit-on  pas  dès  lors  la  nécessité  de  recourir 
à  un  premier  agent  absolu  de  détermination,  c'est-à-dire  à 
un  premier  moteur  qui  ne  soit  pas  mû  à  son  tour,  à  cet 
acte  pur  en  un  mot,  puisqu'il  n'a  rien  de  passif.  C'est  ce 
qu'a  très  bien  démontré  Aristote.  Voilà  pour  l'inertie  ou  la 
passivité  des  corps. 

Pour  ce  qui  est  de  l'étendue,  on  ne  peut  non  plus  la 
refuser  à  la  matière  comme  propriété  essentielle.  Comment 
serait-elle  une  pure  illusion?  S'il  n'y  avait  pas  quelque 
étendue  réelle,  au  moins  dans  le  sujet,  l'illusion  elle-même 
de  l'étendue  serait  impossible.  On  nous  objecte  que  si 
l'étendue  existe  elle  est  divisible  à  l'infini-,  elle  ne  résulte 
donc  pas  d'éléments  simples,  qui  seuls  cependant,  ajoute- 
t-on,  peuvent  être  les  premiers  éléments  des  corps  et  expli- 
quer leur  formation.  —  Remarquons  d'abord  que  Leibniz 
a  nié  que  la  divisibilité  à  l'infini  de  l'étendue  fût  incompa- 
tible avec  des  éléments  simples.  Nous  sommes  loin  de 
partager  son  opinion  sur  le  nombre  infini  de  monades 
qu'il  y  aurait  dans  chaque  partie  d'étendue;  mais  nous  ne 
voyons  pas  d'inconvénient  à  admettre  que  l'étendue,  et 
avec  elle  la  matière,  soit  divisible  indéfiniment.  En  tout 
cas,  si  cette  divisibilité  delà  matière  a  des  limites,  elle  ne 
vient  pas  de  la  divisibilité  même,  elle  vient  des  autres 
conditions  d'existence  auxquelles  est  sujette  la  matière 
divisible.  On  soutient  ensuite  qu'on  ne  peut  expliquer  la 
formation  des  corps  qu'en  les  supposant  composés  de  prin- 
cipes simples,  car  toute  composition  se  résout  nécessaire- 
ment en  éléments  simples.  Mais  nous  répondons  que  rien 
ne  nous  oblige,  et  même  que  tout  nous  empêche  d'assigner 
aux  corps  des  éléments  simples  subsistant  indépendam- 
ment, comme  le  seraient  des  monades.  Ces  principes 
simples,  premiers,  indivisibles  comme  tels,  peuvent  être 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  q3 

incapables  d'exister  séparément.  Telles  sont  la  matière 
informe  et  \di  forme  substantielle^  qui  expliquent  si  bien  la 
composition  essentielle  des  corps. 

Quant  aux  atomes,  qu'on  est  tenté  de  leur  substituer,  ils 
sont  étendus  ou  inétendus.  Dans  le  premier  cas,  ce  sont 
des  corpuscules  qui  n'expliquent  point  la  composition 
essentielle  des  corps,  et  avec  eux  des  corpuscules  eux- 
mêmes,  mais  que  la  science  peut  introduire  dans  ses 
hypothèses  en  toute  liberté.  Dans  le  deuxième  cas,  c'est-à- 
dire  s'ils  sont  inétendus,  ils  n'expliquent  pas  l'étendue  :  ils 
peuvent  tout  au  plus  la  déterminer,  comme  le  font  deux 
ou  trois  points  sur  une  ligne  ou  une  surface  déjà  existante; 
ces  points  ne  sauraient  par  eux-mêmes  constituer  ni  ligne 
ni  surface.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'insister  longuement  sur 
ces  propositions  fondamentales  de  la  cosmologie,  trop 
méconnues  de  nos  jours.  L'étendue  est  un  fait  irréductible 
à  la  force  :  on  ne  peut  l'expliquer  par  des  principes  actifs 
simples  qui  existeraient  indépendamment;  d'où  la  nécessité 
de  recourir  à  une  matière  informe  ou  première  et  à  une 
forme  substantielle.  Seulement  il  faut  que  nos  adversaires 
consentent  à  se  rendre  compte  de  notre  système.  Qu'ils 
cessent  enfin  de  mal  interpréter  nos  formules,  et  de  con- 
fondre par  exemple,  comme  paraît  le  faire  M.  Vacherot,  la 
matière  première  avec  une  pure  possibilité  (i). 

La  suite  achèvera  de  montrer  combien  sa  théorie  s'éloi- 
gne de  la  nôtre.  De  ce  que  plusieurs  points  convenablement 
rapprochés  et  perçus  simultanément  nous  donnent  la  sensa- 
tion du  continu,  il  en  conclut  que  toute  étendue  peut  n'être 
qu'illusion  et  résulter  de  points  simples.  La  voie  lactée, 
par  exemple,  nous  paraît  continue  :  cependant  elle  se  résout 
en  points  lummeux  et  indivisibles.  Pourquoi  n'en  serait-il 
pas  de  même  de  toute  étendue?  La  perception  de  l'étendue 
est  donc  peut-être  une  illusion  perpétuelle.  —  Nous  ne 


(i)  La  matière  moléculaire,  dit-il,  «  e'tait,  pour  Aristote,  une  simple 
puissance  sans  force,  une  pure  possibilité  qui  ne  pouvait  passer  à 
l'acte,  c'est-à-dire  à  l'être,  que  sous  l'action  d'une  cause  motrice  ».  Lç 
Nouveau  Spiritualisme ,  p.  226.) 


Q4  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

contesterons  pas  l'exemple  invoqué,  non  plus  qu'une  multi- 
tude d'autres  semblables;  mais  ces  faits  particuliers  sont 
étrangers  à  la  discussion  présente  sur  l'objectivité  en 
général  de  l'étendue.  Si  le  ciel  n'était  déjà  une  étendue, 
des  points  lumineux  dans  le  ciel  n'y  détermineraient  pas 
telle  étendue  céleste.  Ensuite,  il  n'est  point  nécessaire, 
nous  en  convenons,  que  l'objet  qui  donne  l'illusion  de 
l'étendue,  soit  lui-même  étendu  :  il  suffit  que  le  sujet  qui  a 
rillusion  de  Tétendue  soit  étendu.  En  supposant  qu'il  n'y 
eût  qu'un  seul  homme  dans  Tunivers  et  que  toute  autre 
créature  fût  pur  esprit,  cet  homme  pourrait  avoir  l'illusion 
de  l'étendue  actuelle  de  la  terre  et  des  cieux;  il  pourrait 
avoir  l'illusion  de  la  voie  lactée,  sans  qu'il  y  eût  ni  voie 
lactée,  ni  points  lumineux,  ni  éther,  ni  athmosphère,  ni 
horizon.  Mais  cet  homme  n'aurait  pas  l'illusion  de  l'éten- 
due sans  être  étendu  lui-même.  Il  suffit  que  l'étendue  soit 
dans  le  sujet  qui  a  l'illusion  de  l'étendue,  puisque  l'illusion 
est  au  dedans  et  non  pas  au  dehors. 

Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  l'illusion  de  l'étendue 
ne  s'explique  pas  sans  quelque  étendue  réelle,  au  moins 
du  côté  de  l'organe,  et  que  des  points  simples,  s'ils  peuvent 
donner  Tillusion  ou  l'apparence  de  l'étendue,  ne  peuvent 
aucunement  constituer  cette  étendue  elle-même.  Sans 
compter  que  ces  points  lumineux  de  la  voie  lactée  qu'on 
nous  objecte,  ne  sont  pas  rigoureusement  simples,  et  que. 
l'action  de  chacun  d'eux  sur  l'organe  a  quelque  étendue, 
bien  que  chaque  point  en  particulier  échappe  à  la  divisi- 
bilité et  même  à  la  perception.  Nous  repoussons  donc 
cette  conclusion  de  M.  Vacherot  :  «  L'étendue  n'est  à  vrai 
dire  qu'un  rapport  de  juxtaposition,  sans  continuité  abso- 
lue, des  parties  dans  l'espace,  c'est-à-dire  une  simple 
propriété  géométrique,  et  rien  de  plus.  )>  Cette  définition 
de  Leibniz  est  inacceptable  :  elle  supprime  et  l'étendue  et 
l'espace,  pour  leur  substituer  de  simples  relations,  inin- 
telligibles sans  une  étendue  et  un  espace  déjà  constitués. 

Ce  que  M.  Vacherot  peut  dire  avec  plus  de  raison,  c'est 
que  ni  l'impénétrabilité  ni  l'étendue  ne  touchent  à  «  l'es- 
sence de  la  substance  matérielle  ».  Il  est  vrai  qu'il  ajoute 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  ()5 

un  peu  plus  loin  que  «  nulle  espèce  de  matière  ne  peut  se 
concevoir,  si  Ton  en  fait  abstraction  ».  Ces  deux  assertions, 
au  pied  de  la  lettre,  ne  sont  pas  conciliables.  Nous  accep- 
tons la  première  et  rejetons  la  seconde.  Nous  pensons  que 
l'étendue  et  l'impénétrabilité  sont  des  propriétés  des  corps, 
mais  qu'elles  n'en  constituent  pas  l'essence.  Celle-ci  résulte 
de  la  matière  première^  principe  de  la  passivité,  de  l'inertie, 
de  l'étendue,  et  d'une  forme  substantielle^  principe  de 
l'activité.  On  peut  donc  concevoir  un  corps  sans  étendue 
actuelle,  ou  bien,  étendu  mais  pénétrable;  on  peut,  pour 
la  même  raison,  le  concevoir  en  plusieurs  lieux,  puisque 
son  essence  ne  se  confond  avec  aucune  de  ces  conditions 
d'existence.  Et  cependant,  en  accordant  ainsi  au  corps  plus 
que  les  dynamistes  et  les  atomistes  ne  lui  accordent,  les 
scolastiques  sont  loin  de  confondre  son  essence  avec  des 
êtres  simples  ou  des  monades.  Le  corps,  malgré  la  subtilité 
de  son  essence,  reste  toujours  composé  de  matière  pre- 
mière et  de  forme,  à  la  différence  des  esprits,  qui  sont  des 
formes  subsistantes. 

Il  faut  que  M.  Vacherot  assigne  quelque  autre  essence  à 
la  matière,  puisqu'il  refuse  d'accepter  la  théorie  scolas- 
tique.  D'autre  part  il  refuse  avec  nous  de  regarder  les  corps 
comme  constitués  par  l'étendue  et  l'impénétrabilité.  Con- 
traint cependant  de  prendre  un  parti,  il  croit  reconnaître 
que  la  masse  et  le  poids  sont  les  vraies  propriétés  de  la 
matière  «  propriétés  essentielles,  s'il  en  fut,  dit-il,  par  cela 
même  qu'elles  sont  permanentes  et  indestructibles.  Ce  sont 
les  propriétés  constitutives  de  la  matière,  telle  que  l'en- 
tendent les  physiciens.  »  Seulement  comme  la  masse  et  le 
poids  ne  sont  au  fond  que  des  relations  de  quantité  et  de 
force,  ce  que  M.  Vacherot  ne  peut  se  dissimuler,  il  doit 
expliquer  l'essence  des  corps  par  un  principe  ultérieur.  En 
tout  cela,  conclut-il,  il  ne  s'agit  donc  que  de  force  ;  c'est  le 
seul  principe  qui  entre  dans  la  notion  de  matière,  et  à  vrai 
dire,  c'est  lui  qui  la  compose  tout  entière  et  la  constitue 
essentiellement.  Nous  voilà  donc  revenus  ou  à  peu  près  à 
la  théorie  de  Kant,  à  une  forme  déjà  ancienne  du  dyna- 
misme :  des  forces  d'attraction  et  de  répulsion  répandues 


96  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

dans  un  espace  qui  n'existe  pas,  puisqu'elles  ne  peuvent  le 
constituer.  Sans  compter  que  des  forces  subsistantes  ne  se 
conçoivent  pas  :  il  n'y  a  pas  de  force  sans  un  sujet  fort;  il 
n'y  a  pas  de  qualité  sans  un  sujet  qualifié. 

M.  Vacherot  entre  ensuite  dans  des  considérations  parti- 
culières, dont  plusieurs  sont  fort  justes  et  peuvent  être 
mises  à  profit  par  la  scolastique  non  moins  que  par  les 
systèmes  rivaux.  Toutes  les  forces  de  la  matière  paraissent 
réductibles  à  des  mouvements  convertibles  entre  eux  :  la 
lumière  est  un  mouvement,  la  chaleur  est  un  mouvement, 
l'électricité  est  un  mouvement,  etc.  Il  semble  donc  qu'il  n'y 
a  que  des  mouvements  dans  la  nature,  car  la  force  n'est 
qu'un  mouvement  ou  une  cause  immédiate  de  mouvement. 
—  Nous  ne  voyons  aucune  difficulté  à  soutenir  qu'il  ne  se 
produit  aucune  action  dans  l'ordre  matériel  sans  un  mou- 
vement proportionné,  qui  mesure  l'intensité  et  l'étendue 
de  cette  action.  On  doit  même  affirmer  davantage  et  recon- 
naître que  les  corps  n'agissent  que  par  le  mouvement  : 
pour  eux,  agir,  c'est  se  mouvoir.  De  plus,  le  mouvement 
est,  en  définitive,  le  seul  élément  observable  de  l'activité 
des  corps.  En  conséquence,  on  pourra  dire,  non  sans 
vérité,  que  les  sciences  physiques  et  chimiques,  à  mesure 
qu'elles  se  perfectionneront,  se  résoudront  de  plus  en  plus 
en  une  mécanique  universelle.  Mais  au  delà  de  l'élément 
sensible  que  nous  observons,  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  sont 
pas  moins  réels  et  qui  sont  l'objet  de  sciences  supérieures. 
Or  les  sciences  naturelles  n'ont  pas  le  droit  de  les  sup- 
primer, sous  prétexte  qu'elles  ne  les  atteignent  pas.  Ils  se 
manifestent  de  quelque  manière  dans  les  autres;  ils  sont  la 
condition  indispensable  de  toute  existence  corporelle  et  de 
toute  activité.  Sous  les  mouvements,  il  y  a  des  forces,  des 
qualités,  des  substances  et  des  essences;  or  il  est  de  la 
métaphysique  de  pénétrer  dans  ce  monde  intelligible,  que 
recouvre  le  monde  des  sens,  et  de  l'explorer. 

Tout  ce  que  M.  Vacherot  ajoute  encore  sur  l'unité  de 
composition  qui  se  révèle  à  nous  de  plus  en  plus,  à  mesure 
que  la  science  progresse,  ne  doit  soulever  aucune  opposi- 
tion. Pourquoi  la  matière  pondérable  et  la  matière  impon- 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  Q" 

dérable  ou  l'éther,  n'auraient-elles  pas  un  même  principe? 
Cette  hypothèse  concorde  très  bien  avec  la  théorie  scolas- 
tique,  d'après  laquelle  tous  les  êtres  corporels  ont  un  prin- 
cipe commun,  la  matière  première.  Seulement,  tandis  que 
les  scolastiques  expliquent  fort  bien  l'unité'  fondamentale 
du  Cosmos  par  la  communauté  d'un  élément  premier,  ils 
ne  cessent  pas  d'en  expliquer  la  variété  admirable  par  la 
diversité  des  formes  substantielles.  Pour  M.  Vacherot,  au 
contraire,  comme  pour  les  autres  dynamistes  et  pour  les 
atomistes,  le  monde  matériel  n'offre  qu'une  variété  acci- 
dentelle, artificielle  pour  ainsi  dire  :  c'est  la  simple  dispo- 
sition des  atomes  ou  des  centres  de  force  qui  constitue  la 
diversité  des  corps  et  l'ordre  présent  de  l'univers.  Des  deux 
systèmes,  quel  est  celui  qui  fait  le  Cosmos  plus  beau,  plus 
divers  et  mieux  ordonné  ?  Quel  est  celui  qui  accorde  davan- 
tage à  l'activité  productrice  que  possède  toute  créature? 
Quel  est  celui  enfin  qui  fait  la  plus  belle  part  à  la  connais- 
sance humaine?  Quoi  qu'en  dise  M.  Vacherot,  sa  cosmo- 
logie ne  découvre  guère  les  noumènes,  les  essences.  Les 
forces  ou  les  mouvements  dont  se  compose  la  matière, 
dit-il,  ne  se  dirigent  pas  au  hasard;  ils  ont  une  direction, 
une  fin,  et  c'est  en  suivant  cette  direction,  en  cherchant 
cette  fin,  qu'ils  produisent  l'ordre  universel.  Or,  cette 
cause  finale  est  le  noumène  de  la  matière.  —  Mais,  qui  ne 
voit  que  ce  noumène  est  tout  extérieur  à  la  matière.  Cher- 
cher la  cause  finale  de  la  matière,  c'est  nécessaire  sans 
doute,  mais  il  faut  encore  chercher  et  découvrir  les  causes 
intrinsèques;  il  faut  de  plus  ne  jamais  oublier  la  première 
cause  efficiente,  qui  seule  est  Dieu  et  s'identifie  avec  la  der- 
nière cause  finale.  Sans  ces  noumènes  principaux  ou  ces 
essences,  il  n'est  pas  de  cosmologie  constituée  :  c'est  pour 
cela  que  les  doctrines  cosmologiques  du  Nouveau  Spiri- 
tualisme nous  paraissent  si  incomplètes. 

5°  Doctrines  sur  Pâme.  —  La  psychologie  sera-t-elle 
préférable  à  la  cosmologie?  Elle  contient  d'importantes 
vérités.  M.  Vacherot  pense  avec  raison  que  le  spiritualisme 
platonicien  et  cartésien  ne  peut  plus  se  soutenir  devant  les 

7 


q8  un  spiritualisme  sans  dieu 

découvertes  de  la  science  expérimentale.  Aujourd'hui  que 
les  rapports  du  physique  et  du  moral  sont  mieux  étudiés  et 
mieux  connus,  l'unité  essentielle  de  l'homme  s'impose  avec 
plus  d'autorité  que  jamais.  Et  remarquons,  à  ce  sujet,  que, 
sans  pouvoir  s'éclairer  de  la  science  physiologique,  les 
scolastiques  n'ont  pas  laissé  que  de  soutenir  constamment 
contre  les  platoniciens  l'union  personnelle  de  l'âme  et  du 
corps.  L'expérience  commune  leur  avait  suffi  et  elle 
suffit  encore  pour  fonder  la  démonstration  de  l'unité  natu- 
relle de  l'homme.  Le  concours  que  la  sensibilité,  et,  en 
particulier,  l'imagination,  prête  à  la  raison,  dans  l'acte 
même  de  la  connaissance,  qui  est  l'acte  spécifique  de 
l'homme,  indique  très  bien  que  le  moi  ou  la  personne 
n'est  pas  dans  l'âme  seule,  mais  qu'il  résulte  plutôt  de 
l'âme  jointe  au  corps. 

Et  puis,  tout  en  établissant  l'union  intime  et  substan- 
tielle de  l'âme  et  du  corps,  les  philosophes  de  l'école 
avaient  toujours  établi  en  même  temps  la  distinction  et  la 
spiritualité  de  l'âme.  A  leurs  yeux,  cette  spiritualité  résul- 
tait, non  pas  de  ce  que  le  corps  est  passif,  tandis  que  l'âme 
est  active,  ni  de  ce  que  le  corps  est  composé,  tandis  que 
Tâme  est  simple  dans  son  essence.  Ces  raisons,  qui  parais- 
sent légères  à  M.  Vacherot,  et  qui  ont  paru  satisfaisantes 
aux  cartésiens,  n'ont  jamais  contenté  les  scolastiques. 
D'après  eux,  la  spiritualité  de  l'âme  résulte  de  ce  que  l'ob- 
jet proposé  à  la  raison,  c'est-à-dire  l'universel  et  l'essence, 
étant  indépendant  de  toute  matière  déterminée,  ne  peut  être 
connu  par  le  mo3^en  d'un  organe,  et  suppose,  par  consé- 
quent, une  faculté  spirituelle,  avec  une  substance  de  même 
nature. 

La  spiritualité  de  l'âme  peut  paraître  à  certains  égards 
plus  difficile  à  démontrer  dans  le  système  d'Aristote,  qui 
est  celui  des  scolastiques,  que  dans  celui  de  Platon  ou  de 
Descartes.  C'est  ce  qui  nous  explique  que  les  péripatéti- 
ciens  aient  été  moins  fidèles,  en  général,  que  les  platoni- 
ciens à  la  cause  du  spiritualisme.  Mais,  outre  que  le 
platonisme  expose  à  d'autres  erreurs  très  graves,  il  est 
insoutenable  après  les  progrès  accomplis  en  physiologie. 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  QC) 

Le  spiritualisme  scolastique  est  donc  le  seul  aujourd'hui 
qui  puisse  donner  satisfaction  à  cette  science,  et  n'ait  qu'à 
bénéficier  de  ses  découvertes  sur  les  rapports  du  physique 
et  du  moral.  Malheureusement,  il  est  peu  connu  encore  de 
la  plupart  des  physiologistes,  comme  aussi  de  beaucoup  de 
philosophes  qui  s'efforcent  d'accorder  les  théories  spiritua- 
listes  avec  les  données  des  sciences  positives.  Ils  se  ren- 
contrent facilement  avec  les  scolastiques,  lorsqu'il  s'agit 
d'établir  l'union  naturelle,  substantielle  et  personnelle  de 
Tàme  et  du  corps;  mais  ils  définissent  plus  ou  moins  heu- 
reusement les  autres  conditions  de  cette  alliance.  Ils  hési- 
tent trop  souvent,  s'ils  ne  se  trompent  même  tout  à  fait, 
sur  la  substantialité  et  la  spiritualité  de  l'âme.  Car  il  ne 
suffit  point  de  reconnaître  la  distinction  réelle  de  l'âme  et 
du  corps  (on  ne  peut  la  nier  sans  tomber  dans  un  matéria- 
lisme grossier);  mais  il  faut  de  plus  reconnaître  l'indépen- 
dance essentielle  de  l'àme  quant  à  sa  vie  propre  et  intellec- 
tuelle. M.  Vacherot  va-t-il  sans  hésiter  jusque-là,  et  son 
spiritualisme  est-il  vraiment  digne  de  ce  nom?  On  peut  en 
douter,  lorsqu'il  paraît  assigner  à  la  raison  et  à  la  volonté 
des  organes  propres,  de  même  qu'il  en  assigne  aux  facultés 
sensibles,  telles  que  l'imagination,  les  instincts,  la  faculté 
motrice  (i). 

Mais  nous  aimons  mieux  insister  sur  les  affirmations 
favorables  au  spiritualisme,  qui  abondent  dans  le  chapitre 
consacré  à  l'âme.  La  mémoire  et  le  jugement,  nous  dit-il, 
sont  inexplicables  sans  l'unité  et  l'identité  du  moi;  la 
conscience  est  impossible  sans  la  personnalité;   il  n'y  a  pas 


(i)  «  On  peut  considérer  maintenant  comme  fixe',  dit-il,  le  siège 
des  principaux  phénomènes  de  conscience  dans  lesquels  se  résume 
la  vie  psychique  :  l'activité  réflexe,  dans  les  centres  spinaux  constitués 
par  la  moelle  épinière,  la  moelle  allongée  et  le  bulbe  rachidien  ; 
l'instinct,  la  sensibilité  brute  et  sans  conscience,  la  coordination  des 
mouvements  dans  les  centres  intermédiaires  qui  réunissent  les  couches 
optiques,  les  corps  striés,  les  tubercules  quadrijumeaux,  le  cervelet; 
la  sensibilité  consciente,  l'imagination,  la  pensée  proprement  dite,  la 
volonté,  tout  l'ordre  des  sentiments  moraux,  des  opérations  intel- 
lectuelles, des  actes  volontaires,  dans  les  centres  supérieurs  qu'on 
nomme  les  lobes  cérébraux  »,  (Le  Nouveau  Spiritualisme,  p.   193.) 


100  UN'    SPIRITUALISME    SANS    DÎF.U 

de  loi  morale,  de  devoir  et  de  droit  sans  la  liberté.  «  Que 
devient  la  sanction  de  la  loi  morale  sans  la  responsabilité? 
Que  devient  le  gouvernement  de  nous-même,  sans  l'auto- 
nomie du  moi?  »    Si  l'âme  n'est   qu'une   résultante,  une 
harmonie,   si  elle  est  dépendante  des  facultés  organiques, 
comment    se    fait-il   qu'elle    s'oppose  à   l'exercice   de  ces 
facultés,  aux  passions  qui  l'agitent,  qu'elle  les  dompte  et 
gouverne  tous  ses  appétits?  Déjà  Platon  avait  admirable- 
ment réfuté  ceux  qui  ne  voient  dans  l'àme  qu'une  simple 
unité    harmonique.    L'àme  commande  en  nous  :   elle  est 
donc  distincte,  et  il  faudrait  ajouter  qu'elle  est  indépen- 
dante essentiellement  et  séparable  du  corps.  M.  Vacherot 
cite  une   des  plus  belles  pages  de  Jouffroy,  où  se  trouvent 
décrits  l'empire  exercé  par  l'àme  raisonnable  sur  toutes  les 
facultés,  et  les  effets  prodigieux  d'une  direction  constante 
imprimée  à  tout  l'homme  intérieur  par  une  volonté  éner- 
gique. Tous  ces   grands   effets,   conclut  Jouffro}^  sont  le 
résultat  de  la  concentration  de  nos  facultés  par  le  pouvoir 
personnel  :  l'autorité  de   ce  pouvoir  sur  nos  facultés  fait 
donc  notre  puissance,  comme  elle  fait  notre  dignité. 

Une  autre  méthode  de  démonstration  dont  M.  Vacherot 
fait  le  plus  grand  cas,  est  celle  qui  consiste  à  invoquer  «  le 
témoignage  direct  de  la  conscience,  pénétrant,  au  delà 
des  phénomènes,  jusqu'au  sujet  lui-même  ».  L'homme,  et 
l'homme  seul,  «  a  le  sentiment  de  son  unité,  de  son  identité, 
de  sa  personnalité,  de  sa  causalité  libre  et  finale  )k  La  cons- 
cience atteint,  avec  les  actes  du  moi,  le  moi  lui-même,  un, 
identique  et  libre.  C'est  ici  que  Kant  et  tous  les  partisans 
de  la  psychologie  expérimentale  se  sont  trompés  :  l'objet  de 
la  conscience,  ce  n'est  pas  seulement  le  phénomène  psychi- 
que, mais  bien  le  sujet  même  de  ce  phénomène,  le  moi 
avec  ses  attributs  essentiels.  Maine  de  Biran  s'est  efforcé 
de  l'établir  et  non  sans  succès.  A  ses  3^eux,  le  mystère  de 
l'âme  n'est  pas  plus  impénétrable  que  celui  de  la  matière  : 
il  l'est  même  beaucoup  moins.  Tout  phénomène  psychique 
est  un  acte  dont  le  moi  se  sent  la  cause.  Loin  que  les 
effets  seuls  tombent  sous  notre  expérience,  la  cause  elle- 
même,  la  substance  nous  est  présente  ;  et  c'est  ainsi   que 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  lOI 

rhomme  intérieur  se  révèle  à  nous  bien  mieux  que  l'homme 
sensible  et  organique.  M.  Vacherot  partage  donc  le  spiri- 
tualisme de  Maine  de  Biran,  et  il  conclut  excellemment  en 
disant  :  «  La  distinction  des  deux  vies,  des  deux  activités, 
des  deux  natures  dans  l'homme,  le  caractère  propre  de  la 
vie  spirituelle,  les  rapports  qui  l'unissent  à  la  vie  corporelle, 
la  spontanéité  de  l'activité  volontaire  et  son  empire  sur  les 
principes  de  la  vie  animale,  toutes  ces  grandes  thèses  qu'il 
importe  tant  d'établir  sur  une  base  inébranlable,  devien- 
nent, après  qu'on  s'est  pénétré  des  fortes  doctrines  de 
Maine  de  Biran,  des  vérités  de  sens  intime  contre  lesquelles 
nul  scepticisme  ne  saurait  prévaloir,  w 

M.  Vacherot  ne  se  contente  pas  d'étudier  la  nature  hu- 
maine par  la  conscience,  il  en  cherche  encore  l'explication 
dans  les  êtres  inférieurs  qui  nous  ressemblent  par  leurs 
facultés.  C'est  ainsi  qu'il  voit  l'image  de  l'unité  du  composé 
humain  dans  celle  des  animaux.  Est-il  possible  de  regarder 
l'animal  comme  un  simple  agrégat,  c'est-à-dire  de  ne  lui 
accorder  que  l'unité  propre  aux  corps  inorganiques  ?  Les 
sciences  naturelles  ont  toujours  considéré  les  animaux 
et  même  les  plantes  comme  de  véritables  individus.  La 
zoologie,  quand  elle  n'est  pas  étudiée  dans  l'intention  de 
ravaler  l'homme  jusqu'à  la  bête  ou  d'élever  celle-ci  jusqu'à 
l'homme,  éclaire  les  conclusions  de  la  psychologie  humaine. 
On  voit  comment  l'individualité  se  perfectionne  à  mesure 
qu'elle  s'élève  dans  l'échelle  zoologique  jusqu'à  l'homme, 
où  elle  a  tous  ses  caractères  ;  on  voit  comment  la  sensibilité, 
très  développée  chez  les  animaux  supérieurs,  se  change 
dans  l'homme,  au  contact  de  l'intelligence  et  de  la  volonté 
raisonnable,  en  sentiments  délicats,  exquis  et  profonds. 
Grâce  à  l'attention  et  à  l'abstraction,  l'homme  devient  ca- 
pable de  cette  science  progressive  qui  s'agrandit  constam- 
ment et  l'élève  si  haut  au-dessus  de  la  nature.  Quelque 
merveilleusement  doué  que  soit  l'animal,  il  est  toujours 
dépourvu  de  raison  et  de  liberté  ;  son  imagination  est  ré- 
duite à  un  rôle  passif,  tandis  que  celle  de  l'homme  est  créa- 
trice :  elle  multiplie  ses  inventions  et  produit  des  chefs- 
d'œuvre. 


102  ux  spiritualisme:  sans  dieu 

Telles  sont  donc  les  doctrines  spiritualistes  ;  telle  est  la 
manière  dont  on  peut  les  établir.  Comment  se  fait-il  qu'on 
ait  pu  les  contester  à  toutes  les  époques  ?  D'abord,  parce 
qu'on  les  a  présentées  d'une  manière  trop  abstraite.  On 
remédie  à  ce  premier  inconvénient  en  étudiant  l'âme  par  la 
conscience,  en  la  considérant  dans  l'exercice  même  de  son 
activité.  L'âme  est  un  noumène,  une  essence  qu'il  n'est 
plus  permis  de  rejeter  au  delà  du  monde  de  l'expérience. 
Mais  les  doctrines  spiritualistes  sont  surtout  contestées 
parce  que  l'expérience  extérieure  ne  nous  montre  rien  de 
semblable  à  l'expérience  intérieure.  Celle-ci  nous  révèle 
l'unité,  l'identité,  la  spontanéité  et  la  liberté  du  moi,  tandis 
que  celle-là  ne  nous  montre  rien  que  de  multiple,  de  chan- 
geant et  de  fatal.  C'est  là  une  des  antimonies  sur  lesquelles 
s'appuyait  le  sceptiscisme  de  Kant.  Il  faut  que  le  spiritua- 
lisme, pour  être  universellement  accepté,  s'applique  à 
éclaircir  ce  mystère. 

L'esprit  scientifique  s'obstine  à  regarder  tous  les  phéno- 
mènes comme  régis  par  une  loi  fatale,  parce  que  la  méthode 
analytique  qu'il  emploie  exclusivement  aboutit  naturelle- 
ment au  déterminisme.  Cette  méthode  consiste  à  expliquer 
toute  chose  par  ses  éléments,  le  tout  par  ses  parties.  Si 
elle  n'exclut  pas  la  synthèse,  elle  n'admet  qu'une  synthèse 
incomplète,  qui  se  borne  à  recomposer  ou  plutôt  à  remettre 
en  présence  ce  qui  a  été  divisé.  On  prétend  appliquer  cette 
méthode  à  l'esprit  comme  à  la  nature.  M.  Taine  en  est  le 
partisan  peut-être  le  plus  absolu.  Il  décrit  les  groupes  de 
sensations,  d'images,  d'idées,  qui  sont  la  matière  de  nos 
jugements  et  de  nos  raisonnements,  et  l'on  ne  peut  contes- 
ter les  résultats  de  cette  œuvre  d'anlyse.  Mais  il  outrepasse 
ses  droits  d'analyste,  lorsqu'il  déclare  qu'il  n'y  a  rien  dans 
l'homme  que  les  éléments  qu'il  a  séparés.  Sans  compter 
que  sa  conclusion  révolte  la  conscience,  et  que  le  sens 
commun  ne  pourra  jamais  la  ratifier,  il  est  bien  évident 
que  le  composé,  dont  il  a  séparé  les  parties,  est  autre  chose 
encore  que  ces  parties  mêmes  ;  il  est  de  plus  leur  unité, 
l'école  dirait  leur  forme.  Or,  M.  Taine  ne  peut  trouver  par 
l'analyse  que  la  matière  ou  l'élément.  Tout  ne  tombe  pas 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  lO.-» 

SOUS  l'analyse  :  il  est  donc  souverainement  injuste,  illogique, 
de  juger  du  composé  essentiel  par  les  résultats  de  celle-ci. 
En  résumé,  l'analyse  scientifique  n'est  qu'une  méthode 
particulière  qui  nous  permet  de  trouver  les  éléments  dont 
se  composent  les  objets  sensibles,  mais  qui  ne  peut  rien 
nous  découvrir  sur  le  fond  même  des  choses  ;  l'analyse  dé- 
termine admirablement  les  conditions  des  phénomènes, 
mais  elle  ne  peut  nous  assigner  ni  les  fins,  ni  les  causes,  ni 
les  essences. 

Ces  considérations  nous  expliquent  déjà  de  quelque  ma- 
nière comment  le  déterminisme,  dans  toute  la  mesure  où 
il  est  vérifié  par  ranal3^se,  se  concilie  avec  la  liberté.  Le  dé- 
terminisme, en  effet,  n'a  trait,  en  définitive,  qu'aux  condi- 
tions des  phénomènes  :  étant  donné  certains  phénomènes, 
tels  autres  doivent  s'ensuivre.  Mais  l'expérience  scientifi- 
que ne  nous  a  rien  appris  sur  les  causes  elles-mêmes,  et 
par  conséquent  sur  la  fatalité  et  sur  la  liberté.  L'école  de 
l'analyse  devrait  distinguer  enfin  les  causes  de  leurs  condi- 
tions :  la  détermination  des  conditions  sensibles  des  phé- 
nomènes lui  appartient,  mais  les  causes  elles-mêmes  lui 
échappent.  Cependant,  parmi  celles-ci  il  en  est  une,  la 
cause  finale,  que  la  science  a  été  obligée  de  reconnaître  et 
d'invoquer.  Claude  Bernard  a  démontré  l'insuffisance  de  la 
physique  et  de  la  chimie  à  expliquer  les  phénomènes  de  la 
vie  ;  sous  le  nom  d'idée  directrice^  il  a  introduit  dans  les  êtres 
organisés  un  principe  métaphysique.  Mais  puisque  la  vie 
inférieure  de  l'animal  et  de  la  plante  ne  peut  s'expliquer 
sans  un  principe  supérieur  qui  échappe  à  l'analyse,  à  plus 
forte  raison  ne  pouvons-nous  expliquer  la  vie  de  Tintelli- 
gence. 

M.  Vacherot  s'attache  donc  à  réfuter  cette  école  de  l'ana- 
lyse, qui  fait  toujours  de  l'élément  l'unique  principe  des 
choses.  Nous  dirions,  dans  la  langue  scolastique,  que  l'er- 
reur de  cette  école  consiste  à  ne  voir  en  toutes  choses  que 
la  cause  matérielle^  tandis  qu'il  faut  tenir  compte  et  des 
causes  formelles  ou  formes  substantielles,  qui  échappent  à 
l'analyse  scientifique,  et  des  causes  efficientes  et  des  causes 
finales^  dont  les  plus  élevées  sont  exclusivement  du  ressort 


104  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

de  la  métaphysique.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'en  partant 
d'une  erreur  si  grave,  Técole  de  l'analyse  arrive  au  sensua- 
lisme et  au  matérialisme,  qu'elle  nie  toute  unité  essentielle 
chez  les  plantes  et  les  animaux,  qu'elle  nie  toute  causalité 
propre  et  toute  spiritualité  chez  l'homme.  M.  Vacherot 
croit  très  bien  se  défendre  contre  elle,  en  expliquant  toutes 
choses  par  des  unités  et  des  centres  de  forces.  «  Tout  être 
est  un  et  multiple  à  la  fois,  dit-il.  Tous  les  êtres  de  la  nature 
sont  des  centres  de  forcés...  l'atome...,  le  corps  brut...,  la 
plante...,  l'animal...,  l'homme  entin...  Voilà,  ajoute-t-il, 
une  conception  de  la  vie,  de  l'âme,  de  l'esprit,  qui  ne  sera 
peut-être  pas  du  goût  des  partisans  de  l'ancienne  tradition 
du  spiritualisme.  »  —  Nous  l'accepterions,  au  contraire,  bien 
volontiers,  si  elle  ne  nous  paraissait  incomplète  et  équivoque. 
On  peut  assimiler,  en  effet,  ces  centres  de  forces  aux  formes 
substantielles  de  l'école,  réalités  ascendantes  comme  des 
nombres,  depuis  la  matière  brute  jusqu'aux  esprits,  qui 
sont  des  formes  immatérielles  et  subsistantes.  Mais  la 
conception  scolastique  ne  prête  pas  aux  méprises  et  aux 
confusions  comme  celle  de  M.  Vacherot.  Il  est  difficile  de 
ne  pas  assimiler  tous  ces  centres  de  forces  à  quelque 
chose  de  matériel  ou  du  moins  d'inséparable  de  la  matière. 
Il  est  vrai  que  d'après  lui  il  n'y  a  plus  de  matière,  pour 
ainsi  dire  :  elle  est  subtilisée  au  point  de  ressembler  à  l'es- 
prit; mais  nous  avons  dit  ce  que  l'on  peut  penser  de  cette 
théorie  idéaliste  de  la  matière.  Nous  persistons  à  maintenir 
l'opposition  des  deux  substances,  matérielle  et  spirituelle. 
Il  ne  suffit  pas  de  distinguer  dans  l'homme  deux  vies, 
deux  ordres  de  phénomènes.  Ces  distinctions  ne  s'expli- 
quent bien  que  par  la  différence  de  la  matière  et  de  l'esprit  : 
en  la  supprimant,  M.  Vacherot  compromet  les  autres,  et 
avec  elles  la  cause  même  du  spiritualisme. 

Mais  nous  approuverons  sans  réserve  l'éloge  qu'il  fait  de 
la  méthode  psychologique  employée  par  tous  les  grands 
spiritualistes.  C'est  l'observation  directe,  par  la  conscience, 
qui  nous  permet  de  saisir  l'âme  et  ses  principaux  attributs  : 
unité,  activité,  liberté.  Malheureusement  cette  observation 
est  négligée  de  nos  jours,  sinon  même  méprisée,  par  de 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  lOD 

nouvelles  'écoles,  qui  ne  consentent  à  étudier  l'àme  que 
dans  sa  vie  extérieure  ou  dans  les  éléments  sensibles  asso- 
ciés aux  opérations  intellectuelles,  tels  que  les  impressions, 
les  sensations,  les  imaginations,  le  plaisir  et  la  douleur,  la 
santé  et  la  maladie.  Ces  écoles  apportent  sans  doute  à  la 
science  de  l'homme  des  observations  nombreuses  et  des 
conclusions  nouvelles  qui  ne  sont  point  sans  valeur;  mais 
l'âme  elle-même,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  intime,  n'est 
plus  étudiée  comme  il  le  faudrait;  et  même  en  ne  l'étudiant 
que  du  dehors,  dans  les  organes  qu'elle  anime,  on  tend  à 
méconnaître  sa  nature  et  jusqu'à  son  existence.  Ce  qui  dis- 
tingue l'âme  humaine,  c'est  avant  tout  une  intelligence  qui 
perçoit  la  vérité,  c'est  une  volonté  qui  est  captivée  par  le 
bien,  vers  lequel  elle  se  dirige  par  les  voies  qu'elle  choisit. 
L'idéal,  auquel  est  suspendue  toute  la  nature,  gouverne 
l'homme  et  l'attire  d'une  manière  particulière,  car  il  lui  est 
révélé  par  l'intelligence  et  expliqué  par  la  raison.  Connaître, 
aimer,  vouloir  et  choisir,  voilà  toute  la  vie  supérieure  de 
l'homme,  celle  qui  fait  sa  valeur  et  sa  dignité.  Qu'il  ne  se 
plaigne  donc  pas,  malgré  toutes  les  épreuves  qui  l'assail- 
lent, «  de  la  Providence  qui  lui  a  donné  tout  à  la  fois  la 
conscience  du  bien,  avec  l'amour  du  bien  et  la  volonté  de 
le  faire.  Quel  est  l'être  de  la  création  qui  n'envierait  sa 
destinée,  s'il  était  en  état  de  la  comprendre  ?  » 

6°  Doctrines  sur  Dieu.  —  Une  psychologie  et  une  mo- 
rale si  élevées,  impliquent  nécessairement  l'existence  de 
Dieu.  Mais  M.  Vacherot  ne  le  pense  pas,  et  c'est  ici  prin- 
cipalement que  son  S3^stème  nous  paraît  en  défaut.  La 
Providence  qu'il  vient  d'invoquer,  n'est  guère  qu'une  pro- 
vidence idéale,  elle  n'existe  formellement  que  dans  la  con- 
naissance qu'en  ont  ceux  qu'elle  dirige.  Il  nous  faut  ex- 
poser cette  théorie  aussi  contradictoire  que  désolante,  qui 
est  le  caractère  propre  de  la  philosophie  de  M.  Vacherot. 
Il  débute  par  des  réflexions  qui  feraient  espérer  une  meil- 
leure conclusion.  Dieu,  «  c'est  le  plus  grand  mot  des  lan- 
gues humaines.  Aucune  ne  l'a  oublié.  Toutes,  même  les 
plus  barbares,  l'ont  célébré,  en  le  définissant  avec  plus  ou 


Ï06  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

moins  de  justesse,  de  précision,  de  profondeur  et  de  pureté. 
Il  est  le  fond  de  toutes  les  religions.  Il  est  le  problème  par 
excellence  des  plus  grandes  philosophies.  Mais,  sous  ce 
nom,  que  de  pensées  diverses  et  même  contraires..  !  ))  — 
C'est  vrai,  mais  qu'importe  ?  Il  reste  à  épurer  cette  notion 
et  à  reconnaître  le  Dieu  véritable;  mais  il  est  impossible 
de  nier  la  réalité  de  son  objet,  sans  soutenir  que  tous  les 
peuples  avec  la  plupart  des  philosophes  se  sont  abusés. 
C'est  là  ce  que  s'efforce  de  démontrer  M.  Vacherot. 

Pour  y  parvenir,  il  ramène  à  deux  toutes  les  méthodes 
qui  ont  été  suivies  pour  découvrir  la  divinité.  Parmi  les 
théologiens  et  les  philosophes,  les  uns  ont  cherché  Dieu 
dans  l'univers,  et  les  autres  dans  l'intime  profondeur  de  la 
conscience  humaine;  les  premiers  appartiennent  à  l'école 
spéculative,  et  les  seconds  à  l'école  psychologique.  Cherché 
par  la  première  méthode.  Dieu  apparaît  comme  l'absolu, 
le  tout-puissant,  l'éternel,  l'infini,  l'universel.  Cherché  par 
la  seconde,  il  se  révèle  comme  l'idéal,  le  parfait,  l'esprit 
pur.  Or,  soit  qu'on  le  cherche  dans  l'univers,  soit  qu'on  le 
cherche  dans  la  conscience,  jamais,  selon  M.  Vacherot, 
Dieu  n'apparaît  comme  réel  et  personnel.  Mais  il  faut  l'en- 
tendre sur  ces  deux  points. 

Et  d'abord  ((  le  Cosmos  nous  révèle  la  causalité  absolue, 
la  toute-puissance,  l'immense  activité,  l'inépuisable  fécon- 
dité de  la  cause  créatrice.  Il  ne  nous  apprend  rien  de  son 
essence  même,  si  elle  est  matière  ou  esprit,  nature  ou  per- 
sonne, fatalité  ou  providence.  La  spéculation  pure  a  beau 
se  donner  carrière,  disserter  avec  Parménide  sur  l'être  et 
le  non-être,  avec  Plotin  sur  l'absolu,  avec  Spinosa  sur  la 
substance,  elle  n'arrive  qu'à  se  perdre  dans  le  vide  et  le 
néant.  C'est  que  son  Dieu  n'est  que  la  négation  abstraite  de 
tous  les  attributs  des  êtres  réels.  Elle  ne  le  conçoit  que 
dans  l'opposition  du  fini  et  de  l'infini,  du  particulier  et  de 
l'universel,  du  changeant  et  de  l'immuable,  du  périssable 
et  de  l'éternel,  du  devenir  et  de  l'être,  du  mode  et  de  la 
substance.  Est-ce  là  un  Dieu  pour  l'âme  humaine  ?  Est-ce 
même  là  un  Dieu  pour  l'intelligence  ?  Tous  ces  attributs  du 
Créateur,  séparés  des  attributs  opposés  de  la  créature,  ne 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  IO7 

sont-ils  pas  de  pures  abstractions  ?  Et  le  sujet  lui-même  de 
ces  attributs  n'est-il  pas  l'abstraction  la  plus  inintelligible? 
Voilà  donc  une  méthode  stérile  qui  ne  nous  donne  aucun 
des  attributs  de  la  vraie  nature  divine.  Jamais  l'école  spé- 
culative n'a  pu  répondre  à  ces  objections.  » 

La  conclusion  est  bien  tranchante.  Il  est  difficile,  croyons- 
nous,  d'accumuler  en  quelques  lignes  plus  d'équivoques, 
de  confusions   et  d'erreurs.  On   nous  fait  cependant  des 
aveux  importants.  M.  Vacherot  reconnaît  que  le  Cosmos 
(c  nous  révèle  la  causalité  absolue,  la  toute-puissance,  l'im- 
mense activité,  l'inépuisable  fécondité  de  la  Cause  créa- 
trice ».  Il  y  a  donc  d'après  lui  une  cause  suprême,  et  cette 
cause  est  créatrice,  au  moins  de   quelque   manière,  puis- 
qu'elle est  la  première.  De  plus,  cette  première  cause  est 
réelle  apparemment,  car  ses  effets  sont  réels;  ses  effets 
sont  le  monde,  qui  nous  émerveille  par  son  immensité  et 
sa  magnificence.  Et  que  M.  Vacherot  veuille  bien   ne  pas 
contester  ailleurs  la  réalité  de   cette  première  cause;  car 
elle  est  première  non  seulement   comme   idéal  ou  cause 
finale^  ce  qu'il  ne  fait  aucune  difficulté  d'admettre,  mais 
encore  comme  cause  efficiente,  ce  qu'il  semble  oublier  plus 
d'une  fois.  Une  cause  finale,  une  fin,  n'agit  point  par  elle- 
même  :  elle  n'agit  que  par  la  cause  efficiente.  L'idéal   d'un 
tableau  ou  d'un  monument  ne  produirait  jamais  ce  tableau 
ou  ce  monument,  s'il  n'y  avait  pas  un  artiste  qui  connût 
cet  idéal  et  le  réalisât  effectivement.  De  même  l'idéal  de  ce 
monde  ne  l'aurait  jamais  produit,  s'il  ne  se  fût  trouvé  une 
cause  efficiente    intelligente,  c'est-à-dire  un   Auteur,  qui 
réalisât  l'idéal  et  lui  donnât  son  légitime  effet.  Et  que  l'on 
n'insiste  pas,  en  disant  que  l'idéal,  quoique  non  existant 
en  lui-même,  peut  agir  sur  la  nature   intelligente  qui  le 
connaît;  car  il   resterait  à   expliquer  l'existence  de  cette 
nature   intelligente  elle-même  :  elle  n'a  pu   être  produite 
par  l'idéal  seul,  c'est-à-dire  par  un  abstrait.  Nous  ferons 
en  outre  observer  que  la  nature  intelligente  n'obéit  à  l'idéal 
que  dans  la  mesure  où  elle  le  possède   et  se  l'assimile,  en 
sorte  qu'un  idéal  absolu  n'a  son  effet  que  par  une  nature 
intelligente  absolue  comme  lui.  Il  faut  donc  de  toute  né- 


I08  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

cessité  admettre  que  la  première  cause  n'est  pas  un  idéal 
sans  réalité,  mais  une  nature  réelle  et  intelligente,  qui  se 
proposait  un  idéal  à  réaliser.  L'idéal  et  le  réel  ne  font  qu'un 
dans  la  première  cause,  de  même  que,  toute  proportion 
gardée,  l'idéal  de  l'artiste  et  l'esprit  de  l'artiste  ne  font  qu'un 
en  réalité. 

Mais  s'il  y  a  une  première  cause  efficiente  et  intelligente, 
si  son  existence  peut  nous  être  démontrée  par  le  Cosmos, 
comment  M.  Vacherot  peut-il  bien  ajouter  que  nous  ne 
savons  rien  «  de  son  essence,  si  elle  est  matière  ou  esprit, 
nature  ou  personne,  fatalité  ou  providence?»  Il  est  vrai 
que  cette  première  cause  ne  nous  est  pas  connue  directe- 
ment, mais  seulement  par  abstraction  et  raisonnement; 
elle  est  d'une  nature  entièrement  supérieure  à  la  nôtre, 
puisqu'elle  existe  par  elle-même  et  se  suffit,  comme  étant 
la  première,  tandis  que  nous  sommes  des  êtres  contingents, 
dépendants  et  secondaires.  C'est  pourquoi  notre  science  de 
Dieu  est  nécessairement  très  imparfaite;  j'ajouterai  même 
avec  saint  Thomas  que  nous  savons  plutôt  de  Dieu  ce  qu'il 
n'est  pas  que  ce  qu'il  est.  Il  nous  est  plus  facile  d'éloigner 
de  sa  nature  toutes  les  imperfections  que  d'y  réunir  toutes 
les  perfections  pour  les  y  condenser  sous  une  forme  unique 
et  suprême.  Dieu  est  incompréhensible  et  ineffable.  Cepen- 
dant nous  le  connaissons  et  nous  le  nommons  sans  aucune 
équivoque  possible.  Nous  le  distinguons  très  bien  de  tout 
ce  qui  n'est  pas  lui,  par  exemple  de  l'idéal  sans  réalité, 
fruit  de  l'abstraction,  comme  aussi  de  l'être  général  et  in- 
déterminé qui  fait  le  fond  de  toute  individualité.  Notre 
connaissance  de  Dieu  n'est  donc  pas  purement  négative  : 
elle  résulte  non  seulement  d'oppositions,  mais  encore  d'a- 
nalogies; elle  est  positive  en  quelque  manière.  Nous  savons 
très  bien  que  Dieu  n'est  pas  matière,  mais  qu'il  est  esprit, 
parce  que  l'existence  matérielle  n'est  qu'une  perfection 
relative,  positivement  limitée;  nous  savons  qu'il  est  subs- 
tance, parce  qu'une  première  cause  efficiente  est  une  subs- 
tance ;  nous  savons  qu'il  est  personnel,  car  cette  première 
cause  efficiente  est  souverainement  intelligente;  nous 
savons  enfin,  pour  la  même  raison,  qu'il  n'est  point  fatalité 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  TOC.) 

mais  providence,  car,  selon  le  mot  de  Bossuet,  «  là  où  la 
sagesse  est  infinie,  il  n'y  a  point  de  place  pour  le  hasard  », 
ni  pour  la  fatalité',  qui  se  confond  avec  lui. 

Non,    la   spéculation   ne  se  perd  pas   dans  le  vide  et  le 
néant,  à  moins  peut-être  que  M.  Vacherot   n'entende   ici 
par  la  spéculation   celle   qui   ferait    abstraction   de   toute 
réalité,    de    toute   expérience.    Mais    notre   raisonnement 
s'appuie  sur  les  faits  les  mieux  constatés.  De  l'existence  de 
l'univers  et  de  nous-mêmes,  nous  nous  élevons  bien  vite  à 
une  première  cause  et  à  une  première  cause  efficiente,  par 
conséquent  existant  par  elle-même,  ayant  l'être  par  essence 
et  partant  sans  mesure,  c'est-à-dire  avec  toutes  les  perfec- 
tions. Sans  doute  nous  n'avons  de  Dieu  et  de  ses  attributs 
que  des  idées  imparfaites,  forcés  que   nous   sommes  d'em- 
prunter tous  nos  éléments  au   monde  sensible;  mais  nos 
idées  sont  expressives  de  quelque  manière  et  nos  jugements 
sont  vrais.   A  moins  de  soutenir  que  notre  pensée  est  au 
sommet  de  l'être  et  qu'il  n'est  rien  de  plus  parfait  qu'elle, 
il  faut  bien  que  M.  Vacherot  reconnaisse  que  nous  ne  pou- 
vons pas  nous  faire  de  Dieu  une  idée  adéquate.  Il  a  donc 
tort  de  chercher  dans  les  idées  inadéquates  que  nous  nous 
faisons  de  Dieu  et   de  ses  attributs  des  contradictions  ou 
des  non-sens.   Est-ce  ne  rien  dire  de  Dieu  ou  énoncer  de 
pures  contradictions,  que  d'être  toujours   insuffisant  dans 
ses  paroles  comme  dans  ses  pensées  ?  Depuis  quand  l'inef- 
fable, l'incompréhensible,  le  mystère  en  un  mot,  se  con- 
fond-il avec  le  contradictoire  et  l'absurde   ou  le   chirné- 
rique  ? 

Après  avoir  ainsi  rejeté  injustement  le  Dieu  de  l'école  de 
la  spéculation,  M.  Vacherot  se  demande  si  le  Dieu  de 
l'école  psychologique  est  plus  réel.  Cherché  par  la  cons- 
cience. Dieu  nous  apparaît  comme  l'idéal  de  toutes  les 
perfections  humaines  :  il  a  l'intelligence,  la  conscience, 
la  volonté,  l'amour,  etc.  Or,  selon  M.  Vacherot,  tous  ces 
attributs,  que  les  théologiens  et  les  philosophes  ont  accu- 
mulés à  l'envi,  en  les  élevant  chacun  jusqu'à  la  perfection, 
sont  inconciliables,  et  il  essaie  de  le  démontrer  en  nous 
opposant  toutes  les  objections  anciennes,  mille  fois  réfutées, 


110  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

tirées  des  prétendues  incompatibilités  des  perfections 
divines.  Il  oublie  ou  ne  veut  pas  admettre  ce  que  nous 
disions  tout  à  l'heure,  à  savoir  que  l'être  divin,  qui  est 
l'être  existant  par  lui-même,  est  placé  par  sa  nature  même 
dans  un  ordre  supérieur,  qui  n'a  de  commun  avec  le  nôtre 
que  des  ressemblances  et  des  analogies  :  aucune  identité, 
même  logique,  c'est-à-dire  générique  ou  spécifique,  ne 
peut  être  donnée  entre  lui  et  nous,  comme  elle  est  donnée 
entre  l'homme  et  ses  semblables.  C'est  par  cette  considé- 
ration de  la  transcendance  de  l'Etre  divin,  que'se  résolvent 
en  définitive  la  plupart  de  ces  objections.  Nous  en  citerons 
les  principales,  que  nous  ferons  suivre  d'une  courte 
réponse. 

((  Comment  l'être  infini  peut-il  être  une  personne  ?  »  — 
Réponse.  L'infinité  de  Dieu  n'est  pas  de  l'ordre  de  la 
quantité  et  ne  tombe  pas  sous  la  mesure;  elle  n'a  donc  rien 
d'indéterminé  ni  de  vague  :  c'est  pourquoi  elle  peut  être 
parfaitement  distincte  et  personnelle. 

«  Comment  l'être  universel  peut-il  être  un  individu  .O)  — 
Réponse.  Dieu  n'est  pas,  à  proprement  parler,  l'être  uni- 
versel, il  est  l'Etre  suprême.  Si  l'on  peut  accorder  qu'il 
possède  l'universalité,  c'est  seulement  en  ce  sens  qu'il  est 
la  cause  première  et  universelle,  et  qu'il  contient  éminem- 
ment toutes  les  perfections  des  créatures.  Il  est  individua- 
lisé par  l'excellence  de  son  être  et  non  par  l'extension. 

c(  Comment  l'être  nécessaire  peut-il  réunir  tous  les 
attributs  de  l'être  contingent  qui  s'appelle  l'homme?  »  — 
Réponse.  Il  n'a  des  attributs  de  l'homme  que  ceux  qui 
n'impliquent  aucune  imperfection,  comme  l'intelligence, 
l'amour,  la  bonté,  à  la  différence  de  l'imagination,  des  pas- 
sions, que  nous  ne  lui  attribuons  que  par  métaphore.  De 
plus  ces  perfections  sont  en  lui  éminemment  et  non  sous  la 
forme  où  nous  les  possédons.  C'est  pourquoi  elles  sont  en 
lui  d'une  manière  nécessaire,  tandis  qu'elles  sont  en  nous 
d'une  manière  contingente. 

(c  Comment  l'idéal  peut-il  être  réel?» — Réponse.  L'idéal  qui 
est  Dieu  n'est  pas  une  simple  idée  :  c'est  un  modèle  subsis- 
tant; c'est  une  intelligence  bonne  ou  une  bonté  intelligente 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  1  1  t 

qui  a  tout  fait  à  son  image  et  que  toute  cre'ature,  en  se 
développant  selon  sa  nature,  ne  fait  qu'imiter  de  mieux  en 
mieux. 

((  Si  Dieu  est  l'esprit  pur,  comment  a-t-il  créé  la  ma- 
tière? »  —  Réponse.  L'esprit  pur  qui  est  Dieu,  contient 
éminemment  toutes  les  perfections,  y  compris  celles  de  la 
matière,  et  il  réalise  formellement  celles  qu'il  lui  plaît  de 
réaliser  depuis  les  plus  hautes  jusqu'aux  plus  humbles. 

«  S'il  est  l'être  parfait,  comment  a-t-il  pu  faire  une 
œuvre  imparfaite  ?  »  —  Réponse.  Rien  d'imparfait  dans  son 
genre  n'a  été  produit  par  le  Créateur.  C'est  la  liberté  de 
la  créature  qui  a  introduit  dans  le  monde  le  mal  moral. 
Quant  aux  imperfections  particulières  et  naturelles  qui 
affectent  certains  individus,  comme  la  destruction  des  uns 
au  profit  des  autres,  les  difformités,  les  maladies,  elles  sont 
relatives  à  ces  individus,  elles  résultent  des  circonstances 
ou  de  la  nature  même  des  choses,  elles  ne  diminuent  en 
rien  la  perfection  de  l'ensemble  et  n'accusent  point  la 
sagesse  de  Dieu. 

((  Quand  on  me  dit  que  Dieu  a  créé  le  monde  par  un  acte 
de  volonté,  je  ne  trouve  rien,  ni  dans  l'acte  intérieur,  ni 
dans  l'action  extérieure  de  l'homme,  qui  puisse  donner  la 
moindre  idée  de  la  création  divine.  Il  faut  ou  s'arrêter  au 
mystère,  ou  passer  outre,  en  niant  la  création.» — Réponse. 
Il  est  vrai  que  nous  n'avons  de  l'acte  créateur  aucune  con- 
naissance expérimentale,  ni  aucune  idée  adéquate  ;  mais 
nous  pouvons  cependant  le  concevoir  par  des  différences  et 
des  analogies. On  conçoit  la  création,  bien  qu'on  ne  puisse  ni 
l'imaginer  ni  la  comprendre.  Créer,  c'est  être  la  cause  d'une 
nouvelle  existence,  sans  employer  à  cet  effet  une  matière 
préexistante.  L'eftet  créé  n'est  point  sans  cause  :  il  a  une 
cause  efficiente  toute-puissante  et  une  cause  finale  non 
moins  parfaite.  Si  l'on  refuse  d'admettre  la  création,  qui 
est  un  fait  démontrable,  quoique  mystérieux  en  lui-même, 
comme  toutes  les  origines,  on  se  condamne  non  seulement 
à  admettre  l'incompréhensible  mais  encore  l'absurde,  par 
exemple  un  monde  fini,  existant  néanmoins  par  lui-même, 
une  matière  nécessaire,  etc. 


112  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

De  plus,  en  adoptant  les  théories  propres  à  M.  Vacherot, 
Ton  tombe  en  des  contradictions  particulièrement  graves. 
Son  Dieu,  en  effet,  n'est  pas  précisément  celui  des  pan- 
théistes, qui  produit  le  monde  sans  aucune  création  et  par 
une  simple  modification  de  lui-même.  Le  Dieu  qu'il 
découvre  par  la  conscience,  n'est  qu'un  idéal,  ce  n'est 
qu'une  cause  finale,  ce  n'est  que  l'idée  du  monde.  Donc 
l'idéal  se  suffirait  pour  produire  la  réalité,  le  concret  sorti- 
rait de  l'abstrait;  la  cause  finale  pourrait  agir  sans  une 
cause  efficiente  et  intelligente  qui  la  connût  et  en  pour- 
suivît l'accomplissement  ;  Tidée  du  monde  à  elle  seule  expli- 
querait le  monde  avec  ses  harmonies,  ses  tendances,  son 
merveilleux  développement;  la  fin  aurait  par  elle-même 
créé  les  moyens  et  l'effet  la  cause  :  voilà  qui  est  non  seule- 
ment incompréhensible,  mais  contradictoire.  Si  notre  Dieu 
est  mystérieux,  du  moins  expliquons-nous  de  quelque 
manière  tous  ses  attributs.  Mais  le  Dieu  de  M.  Vacherot  est 
impossible  :  c'est  un  Dieu  parfait  qui  n'existe  pas,  ou 
bien  c'est  un  Dieu  qui  existe,  mais  qui  n'est  point  parfait, 
qui  n'est  pas  intelligent  et  conscient,  qui  n'est  pas  même 
individualisé.  Son  Dieu  parfait,  le  seul  qui  mériterait  d'être 
appelé  Dieu,  n'est  que  dans  l'intelligence  des  créatures;  et 
s'il  n'y  avait  sur  la  scène  de  ce  monde  aucune  créature  intel- 
ligente, il  n'}^  aurait  aucun  idéal  divin  :  ce  qui  ne  l'empê- 
cherait pas  cependant  d'agir  sur  toute  la  nature  i/;intelli- 
gente  ;  car  celle-ci,  d'après  M.  Vacherot,  recherche  l'idéal 
qu'elle  ne  connaît  pas,  elle  obéit  à  une  idée  directrice. 
Comme  si  une  idée  pouvait  se  faire  obéir  par  la  pierre, 
l'animal  ou  la  plante.  Comme  si  un  idéal  infiniment  sage 
pouvait  être  pleinement  réalisé  autrement  que  par  un 
auteur  infiniment  intelligent,  maître  de  cet  idéal  comme 
de  sa  propre  pensée.  Il  nous  paraît  difficile  d'entasser  plus 
d'affirmations  qui  se  détruisent,  et  de  dépenser  plus  de 
subtilités  pour  les  concilier. 

Faut-il  signaler  encore  quelques  objections  ?  On  s'éton- 
nerait de  les  trouver  sous  la  plume  de  M.  Vacherot,  si  l'on 
oubliait  qu'il  refuse  d'admettre  que  Dieu  est  supérieur  à 
tout  l'être  créé,  ce  qui  est  partir  de  la  négation  implicite  de 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  I  I  3 

Dieu  pour  prouver  que  Dieu  n'existe  pas.  «  Si  l'on  s'en 
tient,  dit-il,  au  Dieu  de  la  me'taphysique,  qui  remplit  tout 
de  sa  présence  universelle,  qui  anime  tout  de  Faction  de  sa 
puissance  infinie,  quelle  place  reste-t-il  à  cette  innombrable 
variété  d'atomes,  de  corps,  d'individus,  de  personnes,  dont 
l'expérience  atteste  le  mouvement,  la  vie  ou  la  liberté?  »  — 
Mais  il  est  trop  facile  de  répondre  qu'il  ne  faut  pas  expli- 
quer la  présence  universelle  de  Dieu  ou  son  immensité 
comme  on  explique  celle  des  corps.  Dieu  est  partout  sans 
rien  exclure  :  ce  n'est  même  que  parce  qu'il  est  partout  que 
chaque  chose  tient  sa  place.  Est-ce  que  l'âme  qui  anime  le 
corps  et  chacune  de  ses  parties,  exclut  quoi  que  ce  soit  du 
corps?  diminue-t-elle  la  place  occupée  par  le  corps?  Ainsi 
en  est-il,  à  certains  égards,  de  Dieu  par  rapport  au  monde. 

«  Enfin,  continue  M.  Vacherot,.si  l'on  relègue,  toujours 
par  l'abstraction  métaphysique ,  ce  Dieu  par  delà  le 
temps,  l'espace  et  le  mouvement,  comment  pourra-t-on 
expliquer  qu'il  vive,  qu'il  pense,  qu'il  veuille,  qu'il  agisse 
en  dehors  de  toutes  les  conditions  de  l'existence,  de  la 
pensée,  de  la  volonté,  de  l'action  ?  »  —  Nous  répondrons 
toujours  que  l'être  de  Dieu  ne  peut  être  celui  de  la  créa- 
ture. Dien  subsiste,  il  demeure  éternellement,  sans  subir 
les  outrages  ni  les  vicissitudes  du  temps  ;  il  est  immense, 
sans  être  mesuré  par  l'espace,  sans  être  en  dedans  ni  en 
dehors  de  lui,  sans  jamais  se  confondre  avec  lui  ;  il  agit, 
sans  que  son  activité  se  décompose  en  mouvements  divers 
comme  ceux  de  la  créature  ;  il  vit,  il  pense,  il  aime,  sans 
rien  recevoir  du  dehors,  mais  en  se  suffisant  à  lui-même, 
en  un  mot  sans  être  soumis  aux  conditions  imparfaites  de 
l'existence  de  la  créature. 

M.  Vacherot  se  sépare  ici  ouvertement  de  toute  l'école 
spiritualiste,  qui  n'a  jamais  pu  concevoir  un  monde  et  des 
âmes  sans  un  Dieu  réel,  personnel  et  infini.  Il  cite  de  belles 
pages  d'Emile  Saisset  :  il  les  admire  et  déclare  qu'elles  ne 
le  convainquent  pas.  Emile  Saisset  s'est  inspiré  de  la  for- 
mule d'Aristote  :  l'intelligence  suprême  est  la  pensée  de  la 
pensée;  et  aussi  de  cette  autre,  qui  contient  la  première  : 
l'être  parfait  est  un  acte  pur.  «  Seulement,  ajoute  M.  Va- 


114  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIÉr 

cherot,  je  n'ai  jamais  pu  comprendre,  autrement  que  par 
une  abstraction,  la  pensée  même  parfaite,  sans  un  sujet 
pensant.  »  — Mais  comment  ne  voit-il  pas  que  cette  pensée 
suprême  ne  doit  pas  être  conçue  comme  la  nôtre  par  oppo- 
sition à  un  sujet,  mais  qu'elle  est  elle-même  ce  sujet  tou- 
jours actif,  toujours  pensant  et  toujours  conscient.  Il  n'y  a 
pas  en  Dieu  opposition  et  distinction  réelle  de  sujet  et 
et  d'action,  de  puissance  et  d'acte  ;  mais  sa  puissance  est 
essentiellement  en  acte  et  sa  nature  toujours  active.  C'est 
ce  que  signifient,  en  définitive,  les  formules  d'Aristote, 
acceptées  parles  scolastiques.  De  ce  que  nous  ne  connais- 
sons la  perfection  et  les  attributs  de  Dieu  que  par  l'abstrac- 
tion, il  ne  s'ensuit  pas  que  Dieu  ne  soit  qu'un  abstrait.  C'est 
M.  Vacherot  qui  se  laisse  ici  tromper  par  la  faiblesse  de 
l'intelligence  humaine  et  accorde  trop  à  l'anthropomor- 
phisme :  en  effet,  s'il  nie  l'existence  de  Dieu,  c'est  en  défi- 
nitive par  cette  raison  qu'il  faudrait  faire  Dieu  semblable  à 
l'homme. 

Au  fond,  la  source  de  l'erreur  de  M.  Vacherot  est  toute 
dans  le  refus  d'admettre  un  être  transcendant.  De  là  sa 
répugnance  à  distinguer  avec  nous  entre  l'éternité  propre- 
ment dite  et  un  temps  qui  serait  infini,  entre  l'immensité 
divine  et  l'immensité  cosmique,  entre  l'infinité  sans  parties 
ni  succession  et  l'infinité  ou  l'indéfini  qui  s'écoule  ou  qui 
s'étend  sous  nos  yeux  dans  la  nature.  Il  regarde  «  comme 
des  abstractions  inintelligibles  cette  éternité,  cette  immen- 
sité, cette  infinité  concentrées  en  un  point  indivisible». 
Comme  si,  même  quand  nous  disons  que  l'infinité  est  en 
un  point,  nous  ne  recourions  pas  à  une  métaphore.  Le 
point  mathématique  lui-même  est  logiquement  de  l'ordre 
de  la  quantité  :  l'immensité  de  Dieu  n'est  donc  pas  plus 
définie  par  le  point  que  par  l'espace  ;  et  son  éternité  n'est 
pas  plus  définie  par  le  présent  qui  est  le  nôtre  que  par  le 
temps  tout  entier.  Jusques  à  quand  confondrons-nous  les 
attributs  divins  avec  leurs  effets  et  leurs  images,  l'essence 
de  Dieu  avec  les  analogies  qui  nous  la  font  connaître  tou- 
jours sans  la  livrer  jamais  ?  Il  est  bien  certain  que  trans- 
porter tels  quels  en  Dieu  les  attributs  des  créatures,  même 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  I  I  ^ 

les  plus  parfaits,  c'est  le  détruire.  L'infinité  relative  dont  la 
créature  donne  le  spectacle  ou  plutôt  dont  elle  réveille 
l'idée,  est  de  ce  nombre.  Encore  une  fois,  Dieu  ne  peut  être 
infini  à  la  manière  du  temps  ou  de  l'espace  :  en  ceci, 
M.  Vacherot  ne  se  trompe  point. 

Laissant  donc  le  concept  de  l'infini,  qui,  à  son  avis,  ne 
peut  qu'induire  en  erreur,  il  s'attache  plutôt  au  concept  de 
la  perfection^  le  seul  concept  qui  serait  vraiment  divin.  Le 
type  de  la  perfection  nous  est  donné  dans  la  conscience, 
pense-t-il,  le  type  et  non  l'idéal;  l'idéal  est  ensuite  conçu 
sur  ce  type.  Quoi  qu'il  en  soit,  dirons-nous  avec  lui,  il  est 
incontestable  que  l'esprit  humain  possède  cette  idée  de 
l'absolue  perfection.  Or  il  s'agit  maintenant  de  savoir  si 
cette  idée  n'est  qu'une  idée,  ou  bien  si  elle  a  sa  réalité  au 
dehors.  Platon  soutenait  la  réalité  objective  de  toutes  nos 
idées  ;  en  conséquence,  il  n'eût  pas  hésité  à  répondre  que 
l'idéal  de  la  perfection  a,  lui  aussi,  sa  réalité  objective.  Mais 
les  philosophes  spiritualistes  qui  ont  gardé  la  tradition  de 
l'idéal,  n'ont  point  suivi  Platon  dans  sa  théorie  des  idées  ; 
ils  n'ont  maintenu  la  réalité  objective  que  de  l'idéal 
suprême  ou  de  Dieu,  commettant  ainsi  la  plus  grave  des 
inconséquences,  selon  M.  Vacherot,  car  il  n'y  avait  pas  lieu, 
pense-t-il,  de  faire  ici  une  exception.  Il  s'attache  donc  à 
démontrer  que  les  spiritualistes  dont  il  s'agit,  saint 
Anselme,  Descartes,  Leibniz,  etc.,  ont  vainement  essayé 
de  prouver  Vexistence  de  Dieu  par  Vidée  de  Dieu;  ils  ont 
conclu  de  l'essence  idéale  de  Dieu  à  sa  réalité,  passant 
ainsi  indûment  de  la  catégorie  de  Y  essence  à  celle  de  Vexis- 
tence, 

Nous  n'avons  pas  ici  à  soutenir  le  sentiment  de  ces 
grands  philosophes.  Mais  que  M.  Vacherot  veuille  bien  se 
souvenir  que  l'argument  capital  en  cette  matière , 
celui  qu'ont  toujours  invoqué  les  meilleurs  spiritualistes, 
n'est  point  cet  argument  a  priori^  rejeté  ouvertement 
par  la  plupart  des  scolastiques  et  notamment  par 
saint  Thomas.  La  démonstration  irréfutable  de  l'exis- 
tence de  Dieu  n'est  pas  fondée  sur  une  simple  idée, 
mais  bien  sur  les  données  de  l'expérience  et  le  principe 


lit)  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

de  causalité.  Il  y  a  des  effets  réels;  il  y  a  par  con- 
séquent une  première  cause  efficiente  réelle;  celle-ci  existe 
donc  par  elle-même  ;  elle  a  donc  l'être  par  essence,  etc. 
Comme  on  le  voit,  nous  ne  passons  pas  indûment  de  la 
catégorie  de  l'essence  à  celle  de  l'existence;  notre  méthode 
n'est  pas  a  priori  \  ce  n'est  pas  non  plus  une  méthode 
psychologique  exclusive  :  elle  résulte  de  l'alliance  des  faits 
et  des  principes,  de  l'expérience  sensible  et  des  lois  de  la 
raison. 

Et  cependant  cet  argument  ontologique  si  sévèrement 
condamné  par  M.  Vacherot  et  rejeté  parmi  les  sophismes 
ne  nous  paraît  pas  aussi  impuissant  qu'il  l'affirme,  pourvu 
qu'il  soit  présenté  sous  certaines  formes,  car  alors  il  im- 
plique de  quelque  manière  le  principe  de  causalité  et  peut 
participer  à  la  même  efficacité.  C'est  ainsi  qu'il  nous  paraît 
que  toute  vérité  absolue  démontre  l'existence  de  Dieu  -,  car 
elle  suppose  Texistence  d'une  intelligence  absolue.  Il  n'y 
aurait  pas  de  vérité,  s'il  n'}'  avait  pas  de  Dieu.  Descartes  a 
vivement  insisté  sur  ce  point,  et  sa  doctrine  est  ici  irréfu- 
table. L'idée  et  la  vérité  sont  indépendantes  sans  doute 
des  réalités  secondes,  et  l'on  ne  peut  démontrer  l'existence 
de  celles-ci  par  celles-là  ;  mais  il  n'y  a  des  idées  et  des 
vérités  qu'en  vertu  de  la  réalité  absolument  première  :  celle- 
ci  est  donc  démontrable  par  les  idées  et  les  vérités  secondes. 
Sans  doute  on  ne  peut  conclure  de  l'idée  à  la  réalité  de 
même  ordre,  de  la  possibilité  à  l'existence;  mais  il  est  per- 
mis de  conclure  de  l'idée  à  la  première  réalité,  de  la  possi- 
bilité au  fait  absolu,  à  la  puissance  infinie  d'où  elle  dérive. 
Telle  idée  peut  n'être  qu'une  illusion,  soit;  mais  il  n'}^ 
a  pas  même  d'illusion  sans  une  première  et  absolue 
réalité. 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  ces  arguments,  M.  Vacherot 
ne  peut  contester  la  démonstration  de  l'existence  de  Dieu 
tirée  directement  du  principe  de  causalité.  C'est  en  vain 
qu'il  cherche  une  incompatibilité  entre  la  perfection  et  la 
réalité.  La  réalité  n'est-elle  pas,  au  contraire,  la  première 
des  perfections  ?  Et  parce  que  toute  réalité  créée  est  impar- 
faite, ou  du  moins  limitée,  s'ensuit-il  que  la  réalité  suprême 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  II7 

doive  être  limitée,  imparfaite  ?  Mais  il  faut  que  M.  Vacherot 
accorde  enfin  que  l'Être  suprême  ne  peut  pas  être  une 
espèce  d'être,  dans  lequel  se  réaliserait  plus  ou  moins  la 
perfection  d'un  type  ou  d'une  ide'e;  Dieu  ne  peut  pas  être 
dans  un  genre  :  d'où  il  suit  que  son  essence  et  son  existence, 
son  idéal  ou  sa  perfection  et  sa  réalité  ne  font  qu'un.  Qu'il 
veuille  bien  remarquer  que  nous  ne  sommes  pas  dupes  de 
nos  propres  paroles  en  parlant  de  Dieu  ;  qu'il  cesse  de 
chercher  dans  la  nature  divine  une  incompatibilité  d'attri- 
buts qui  n'existe  de  quelque  manière  que  dans  le  langage, 
toujours  impuissant,  surtout  en  cette  matière.  Nous  par- 
lons de  Dieu  comme  s'il  avait  des  qualités  distinctes  de  la 
substance,  comme  s'il  était  immense  à  la  manière  des  gran- 
deurs qui  se  mesurent  :  mais  nous  savons  très  bien  que 
rien  de  divin  n'est  dans  la  catégorie  de  la  qualité  ni  dans 
celle  de  la  quantité.  Dieu  est  au-dessus  de  toute  catégorie. 
Nous  lui  attribuons  toutes  les  perfections  qui  honorent 
l'homme  :  l'intelligence,  la  force,  la  bonté,  mais  c'est  tou- 
jours en  ayant  égard  à  sa  nature,  infiniment  au-dessus  de 
la  nôtre,  qui  pourtant  est  son  image. 

Si  M.  Vacherot  trouve  des  obscurités  dans  cette  doctrine, 
qu'il  veuille  considérer  la  sienne  propre,  non  plus  avec  la 
prévention  dont  il  nous  est  si  difficile  de  nous  défaire  en  face 
de  nos  propres  théories,  mais  avec  la  sévérité  d'un  critique 
et  d'un  juge.  Est-il  donc  si  facile  de  concevoir  que  Dieu, 
être  parfait  et  absolu,  cause  et  fin  de  tout  ce  qui  existe, 
n'est  lui-même  qu'un  idéal,  un  idéal  de  puissance,  un  idéal 
d'intelligence,  un  idéal  de  bonté,  nn  idéal  d'amour?  Est-il 
donc  si  facile  de  concevoir  que  Dieu  crée  ou  produit  toutes 
choses  sans  exister  lui-même,  et  qu'il  crée  nécessairement? 
Cette  doctrine  se  distingue-t-elle  de  l'athéisme,  comme 
M.  Vacherot  l'espère?  Est-elle  moins  fautive  et  plus  logique 
que  le  panthéisme,  dont  il  se  défend  également  ?  Du  moins, 
dans  le  panthéisme,  il  y  a  un  Dieu  réel,  qui  ne  fait  qu'un 
avec  le  monde,  et  l'on  conçoit  l'action  de  ce  Dieu,  bien 
qu'on  ne  puisse  concevoir  son  identité  avec  le  monde; 
mais,  dans  le  système  de  M.  Vacherot,  il  faut  nier  le  Dieu 
réel,  dont  l'existence  s'impose,  et  attribuer  à  un  Dieu  pu- 


Il8  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

rement  ide'al  une  action  qu'il  ne  peut  exercer.  Hegel  était- 
il  moins  paradoxal,  lorsqu'il  faisait  sortir  le  concret  de 
l'abstrait,  ou  bien  quand  il  enseignait  ce  que  M.  Renan  a 
répété  plus  tard,  que  Dieu  se  fait  ou  devient  ?  M.  Vacherot 
ne  veut  pas,  et  avec  raison,  soumettre  Dieu  à  la  catégorie 
du  devenir  ;  mais  vaut-il  mieux,  sous  prétexte  de  respecter 
ses  perfections,  l'enfermer  dans  la  catégorie  de  l'idée. 

Il  est  vrai  qu'il  refuse  également  d'accepter  cette  der- 
nière conclusion,  bien  qu'elle  paraisse  s'imposer  après 
toutes  les  considérations  précédentes.  «  Il  ne  faut  point 
enfermer  la  divinité,  dit-il,  dans  l'étroite  mesure  d'un 
concept  abstrait,  qui  ne  prend  corps  et  vie  qu'autant  qu'on 
lui  donne  une  matière.  »  —  Mais  il  faudrait  cependant 
prendre  un  parti  :  ou  Dieu  n'est  qu'une  idée,  ou  bien  il 
existe;  mais,  s'il  existe,  qu'est-il,  s'il  n'est  pas  le  Dieu  per- 
sonnel que  nous  avons  défini  et  que  la  plupart  des  spiri- 
tualistes  adorent?  «  Puissance  créatrice  et  Providence, 
continue-t-il,  voilà...  les  deux  attributs  incontestables  que 
la  raison  reconnaît  à  la  nature  divine...  Dieu  est  Créateur, 
en  tant  que  cause;  il  est  Providence,  en  tant  que  cause 
finale.  »  Et  il  emprunte  la  voix  du  psalmiste  pour  louer 
l'Auteur  des  choses,  la  sublime  intelligence  qui  préside  à 
l'ordre  universel  :  Cœli  enavrant  gloriam  Dei.  Le  malheur 
est  que  ces  déclarations  sont  peu  conciliables  avec  la  doc- 
trine précédente,  et  qu'en  achevant  d'expliquer  sa  pensée 
M.  Vacherot  donne  les  mains  au  panthéisme  le  plus  froid, 
le  plus  désolant.  «  Le  Dieu  de  la  philosoohie,  dit-il,  ne 
veille  pas  sur  ses  créatures  comme  un  père  sur  ses  enfants. 
Sa  bonté  s'étend  sur  toute  la  Nature,  parce  qu'il  est  le 
Bien,  et  que  le  Bien  est  au  fond  de  tout  être.  Mais  il  n'a 
point  de  grâces  à  répandre,  de  faveurs  à  distribuer,  de 
miracles  à  faire  pour  telle  ou  telle  de  ses  créatures.  » 

Ainsi  donc  ce  Dieu  est  le  Bien,  et  le  Bien  est  le  fond  de 
tout  être.  Ce  n'est  pas  ailleurs  qu'il  faut  chercher  la  puis- 
sance créatrice  et  la  cause  finale.  Sous  la  diversité  des 
existences  qui  remplissent  l'univers,  M.  Vacherot  croit 
découvrir  une  substance  commune,  ou  plutôt  (car  il  rejette 
l'unité  de  substance)  un  être  général  et  commun.  Ce  serait 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  IIQ 

le  Dieu  de  sa  philosophie.  Ainsi  se  concilieraient  assez 
bien  les  deux  parties  de  sa  théorie  :  Tune,  où  il  paraît  ne 
faire  de  Dieu  qu'un  idéal,  une  perfection  abstraite  ;  l'autre, 
où  il  affirme  la  réalité  de  ce  Dieu  sans  le  séparer  du  monde, 
dans  lequel  il  joue,  on  ne  sait  comment,  le  rôle  de  Créateur 
et  de  Providence.  De  même  que  l'être  abstrait  n'existe 
formellement  que  dans  l'intelligence  qui  le  conçoit,  mais 
existe  cependant  de  quelque  manière  dans  tous  les  êtres 
sensibles  d'où  notre  esprit  l'abstrait,  ainsi  le  Dieu  de 
M.  Vacherot  n'aurait  sa  forme  pure  et  sa  perfection  que 
dans  notre  esprit;  mais  il  se  retrouverait  cependant  de  quel- 
que manière  dans  toute  la  nature,  dont  il  serait  le  fond.  Et 
c'est  ainsi  que  M.  Vacherot  confond  toujours  l'être  de  la  lo- 
gique et  l'être  de  l'ontologie  avec  l'Etre  de  la  théodicée.  Tan- 
tôt il  s'accorde  avec  les  idéalistes,  quand  il  assimile  la  divi- 
nité à  un  pur  idéal  ;  et  tantôt  il  s'accorde  avec  les  panthéistes, 
quand  il  l'assimile  à  l'être  universel.  Il  croit  à  l'unité  de  cet 
être  comme  Spinosa  croyait  à  l'unité  de  substance.  «  Ce  qui 
reste  vrai  de  la  doctrine  de  Spinosa,  dit-il,  c'est  l'unité  de 
l'être  universel.  »  Faut-il  encore  redire  que  cet  être  n'est 
pas  Dieu  ?  qu'il  ne  peut  être  ni  Créateur,  puisqu'il  est  in- 
déterminé et  contingent  lui-même,  ni  Providence,  puisqu'il 
est  inconscient?  L'Etre  de  la  théodicée,  qui  est  un  acte  pur, 
ne  peut  être  supplanté  par  cet  être  passif  et  terne  de  l'on- 
tologie, pas  plus  qu'il  ne  peut  l'être  par  celui  de  la 
logique,  qui  n'est  rien  en  dehors  de  l'intelligence  qui  le 
conçoit.  Maintenant,  du  moins,  on  ne  s'étonnera  pas  que  le 
Dieu  de  M.  Vacherot  ne  soit  pas  le  Dieu  de  la  grâce,  du 
miracle,  de  l'adoration  et  de  l'amour.  Lui-même  l'avoue 
tristement.  Nous  devons  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur 
cette  page  navrante,  parue  déjà  en  1876  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  : 

((  J'en  conviens,  dit-il,  cette  Providence  qui  veille  sur  le 
salut  des  mondes,  des  genres  et  des  espèces,  est  bien  sévère 
pour  notre  pauvre  cœur  humain.  Quand  nous  voulons 
prier,  pères,  mères,  enfants,  amis,  pour  le  bonheur,  pour 
l'existence  des  êtres  qui  nous  sont  chers,  il  faut  nous 
adresser  à  une  autre  Providence,  à  un  Dieu  qui  ait  les  en- 


120  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

trailles  d'un  Père.  C'est  à  ce  Père  que  le  Dieu  fait  homme, 
le  Christ,  adressait  sa  prière  ;  c'est  lui  qu'il  invoquait-  en 
mourant  sur  la  croix.  Il  n'y  a  jamais  eu  dépareille  théologie 
du  cœur.  La  mère  courbée  sur  le  berceau  de  son  enfant 
malade  ne  connaît  que  celle-là.  Qui  ne  respecterait  la  dou- 
leur, qui  ne  comprendrait  l'espoir  d'une  mère?..  Je  l'avoue 
franchement,  avec  le  sentiment  d'humilité  profonde  qui 
convient  à  mon  néant,  ce  n'est  que  par  un  salut  de  respect 
à  ce  Père  de  la  création  que  j'ose  répondre  à  ceux  qui  me 
demandent  quel  genre  de  piété  je  recommanderais  pour  le 
Dieu  qui  me  compte  parmi  ses  cro3^ants.  Je  n'oserais  le 
prier,  n'étant  pas  bien  sûr  qu'il  entendit  nos  supplications 
sur  nos  misères  humaines,  et  nos  confidences  sur  nos  vœux 
et  nos  espérances.  Ce  Père-là  est  trop  haut,  dans  le  ciel  de 
la  science  moderne,  pour  entendre  nos  plaintes,  et  commu- 
niquer à  ceux  qui  le  contemplent  d'autre  grâce  que  celle 
d'une  stoïque  résignation.  Socrate  (?)  Epictète  et  Marc- 
Aurèle  avaient-ils  une  autre  manière  de  prier?»  —  Hélas  ! 
Pourquoi  M.  Vacherot  ne  comprend-il  pas  enfin  que  cette 
Providence  implacable  n'est  qu'une  fatalité,  et  que  son 
Dieu  n'est  pas  plus  le  Dieu  de  la  raison  et  de  la  philosophie 
qu'il  n'est  celui  du  cœur! 

7°  Uimmanejice  divine.  —  La  doctrine  de  M.  Vacherot 
achève  de  se  dessiner  dans  le  chapitre  où  il  traite  de  l'im- 
manence divine.  Le  problème  des  rapports  de  Dieu  avec 
le  monde  a  préoccupé  tous  les  philosophes  :  il  n'en  est  pas 
de  plus  important.  On  peut  dire  que  tous  les  systèmes  dif- 
fèrent entre  eux  par  la  manière  particulière  dont  chacun 
Ta  résolu.  Certaines  écoles  ont  supprimé  l'un  des  deux 
termes  de  la  relation  ;  d'autres  les  ont  confondus  ;  d'autres 
enfin  les  ont  séparés.  La  vérité  consiste  évidemment  à  les 
unir  sans  les  confondre.  La  vraie  doctrine  est  celle  qui, 
tout  en  distinguant  Dieu  du  monde  et  en  reconnaissant  la 
transcendance  de  son  être,  admet  cependant  que  ce  Dieu 
est  intimement  présent  à  toute  la  nature,  et  que  rien  ne  se 
fait,  si  ce  n'est  en  sa  présence  et  avec  son  concours.  C'est 
ainsi  qu'on  pourrait  admettre  à  la  fois  de  quelque  manière 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  *      121 

la  transcendance  et  l'immanence  divines.  Mais  celle-ci  ne 
peut  être  admise  aucunement  dans  le  sens  de  Spinosa,  qui 
affirme  que  Dieu  agit  dans  la  nature  sans  en  être  dis- 
tinct. Or  l'immanence  divine,  telle  que  la  soutient  M.  Va- 
cherot  n'est  au  fond  que  cette  dernière;  et  comment  pour- 
rait-elle en  diffe'rer  sensiblement,  puisqu'il  rejette  la  trans- 
cendance ?  Il  loue  Schelling  et  Hegel  pour  avoir  compris  et 
conservé  ce  qui  reste  vrai,  selon  lui,  de  la  doctrine  de 
Spinosa  et  de  la  doctrine  de  Leibniz.  Or  ce  qu'il  regarde 
comme  vrai  dans  la  doctrine  de  Leibniz,  c'est  la  sponta- 
néité et  la  finalité,  et  nous  n'avons  pas  ici  à  le  contredire  ; 
mais  ce  qu'il  regarde  comme  vrai  dans  la  doctrine  de 
Spinosa,  c'est  «  l'unité  de  l'être  universel  ».  Nous  avons 
donc  bien  compris  sa  doctrine  précédemment  :  le  Dieu  du 
Nouveau  Sph^itualisme,  c'e^t  bien  l'être  universel,  cet  être 
dont  il  est  question  en  logique  et  en  ontologie. 

Cependant  M.  Vacherot  tient  à  séparer  sa  cause  de  celle 
du  spinosisme;  il  s'efforce,  mais  vainement,  de  trouver  des 
différences  essentielles.  «  Mon  spiritualisme,  dit-il,  n'a 
jamais  eu  d'éloignement  pour  la  doctrine  de  l'unité;  mais 
il  faut  s^entendre.  L'unité  de  substance  est  une  formule 
dont  Spinosa  a  montré  le  danger  par  la  redoutable  logique 
avec  laquelle  il  l'a  poussée  à  ses  dernières  conséquences. 
L'unité  de  cause  est  la  même  pensée  sous  un  autre  mot. 
C'est  encore  le  spinosisme.  Je  n'en  tiens  pas  moins  pour 
l'unité  de  principe.  »  Ainsi  donc,  tandis  que  Spinosa 
affirme  l'unité  de  substance,  M.  Vacherot  affirme  seulement 
l'unité  de  principe.  Ce  principe,  c'est  évidemment,  d'après 
ce  qui  a  été  dit,  l'être  universel,  celui  qui  se  retrouve  dans 
toutes  les  natures  et  qui  se  multiplie  sous  toutes  les  formes. 
D'après  M.  Vacherot,  «  ce  qu'on  distingue  et  ce  qu'on 
oppose  sans  cesse  sous  les  noms  d'esprit  et  de  matière 
n'est,  au  fond,  que  le  même  principe,  à  ses  divers  degrés 
d'existence.  »  Il  s'ensuit  que  tous  les  êtres  de  la  création, 
tous  les  esprits  comme  tous  les  corps,  ont  un  même  prin- 
cipe intrinsèque,  un  même  être  plus  ou  moins  développé. 
Mais  en  quoi  d'essentiel  cette  doctrine  diffère-t-elle  de 
celle  de  l'unité  de  substance  ?  M.  Vacherot  paraît  oublier 


122  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

ici  que  Tétre  universel  que  nous  attribuons  indistinctement 
à  tous  les  individus,  à  l'esprit  comme  à  la  matière,  n'a  que 
l'unité  logique,  Tunité  de  concept.  En  réalité,  il  n'y  a 
que  des  individus,  dans  lesquels  notre  concept  général 
d'être  est  réalisé  autant  de  fois  et  d'autant  de  manières 
qu'il  y  a  d'individus  différents.  On  conçoit  très  bien,  il  est 
vrai,  dans  la  théorie  de  M.  Vacherot,  que  Dieu  soit  présent 
et  agissant  partout,  puisqu'il  est  l'être  fondamental  de 
toutes  choses;  mais  cette  immanence  divine  n'est  pas 
moins  inacceptable  que  celle  qui  est  enseignée  par  Spinosa. 
Est-ce  là  «  simplifier  la  coexistence  de  Dieu  et  du 
monde  ?  »  Le  Nouveau  Spir^itualisme  supprime  en  réalité 
l'un  des  deux  termes  :  Dieu  n'est  pas  distinct  de  monde. 
Nous  ajouterons  même  que  M.  Vacherot  paraît  confondre 
Dieu  et  le  monde  plus  encore  que  ne  l'avait  fait  Spinosa. 
Celui-ci,  en  effet,  avait  affirmé  l'unité  de  substance.  Mais, 
comme  toute  réalité  n'est  pas  une  substance,  il  pouvait 
soutenir  néanmoins,  avec  quelque  raison,  que  la  divinité 
n'absorbe  pas  toute  réalité.  Le  Dieu  de  M.  Vacherot,  au 
contraire,  c'est  l'être  universel.  Or,  on  ne  peut  rien  conce- 
voir qui  n'entre  dans  l'être  universel;  les  substances  et  les 
modes,  les  genres  et  les  propriétés,  les  individus  et  leurs 
opérations,  tout  y  est  compris,  rien  n'est  exclu  :  l'être 
universel,  s'il  est  donné  formellement  hors  de  notre  esprit, 
absorbe  tout. 

Le  Dieu  de  ^L  Vacherot  ne  peut  donc  pas  être  le  nôtre. 
La  création  qu'il  lui  attribue,  outre  qu'elle  est  impossible, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  précédemment,  constituerait 
toute  son  activité.  «  Il  n'y  a  pas  lieu,  dit-il,  de  distinguer 
en  Dieu  deux  activités,  l'une  qui  se  produit  au  dehors, 
l'autre  qui  se  concentre  dans  une  existence  solitaire... 
Pour  Dieu,  vivre  c'est  créer.  »  Mais  si  le  monde  est  néces- 
saire à  Dieu,  si  Dieu  ne  vit  que  par  la  création  du  monde, 
comment  distinguerons-nous  le  monde  de  la  vie  et  des 
perfections  divines?  ^L  A^acherot  s'applaudit  néanmoins 
de  cette  manière  d'expliquer  la  création.  Il  l'oppose  aux 
mystères  des  théologiens  et  aux  métaphores  des  philo- 
sophes. Pour  lui,  la  création,  c'est  l'épanouissement  de  la 


UN    SPIRITUAUSME    SANS    DIEU  12.^ 

nature  divine,  nature  bien  imparfaite  par  elle-même, 
puisque  le  monde  lui  a  été  supérieur  dès  le  second  moment 
de  son  existence.  Ailleurs  M.  Vacherot  nous  avait  habitués 
à  expliquer  toujours  l'imparfait  par  le  parfait;  mais  ici 
c'est  l'imparfait  qui  commence,  c'est  le  moins  qui  donne  le 
plus  :  Dieu  donne  le  monde  qui  est  plus  parfait  que  Dieu 
seul.  Il  est  vrai  que  M.  Vacherot  suppose  que  la  nature  est 
attirée  par  l'idéal,  qui  est  plus  parfait  que  la  nature;  mais 
nous  avons  dit  ce  qu'il  faut  penser  de  l'action  d'un  idéal 
qui  ne  trouve  pas  encore  d'intelligence  pour  être  compris. 
Cet  idéal  est  moins  qu'une  chimère,  il  n'est  pas  même 
une  illusion,  il  n'est  rien.  Pour  exister,  même  comme 
idéal,  et,  à  plus  forte  raison,  pour  avoir  tout  son  effet,  il 
faut  qu'il  se  rencontre  dans  une  nature  souverainement 
intelligente  et  toute-puissante,  c'est-à-dire  dans  le  Dieu 
réel  et  personnel  que  nous  adorons  et  qui  est  seul  digne 
de  ce  nom. 

Autre  difficulté  qui  menace  le  système  de  M.  Vacherot  : 
comment  expliquer  la  liberté  humaine?  Si  la  création  n'est 
que  l'épanouissement  de  la  nature  divine  et  une  sorte  de 
progrès  invincible,  comment  l'homme  pourrait-il  s'y 
opposer  ou  en  modifier  la  marche?  Serait-il  par  hasard 
plus  libre  que  Dieu?  M.  Vacherot  n'en  doute  pas,  semble- 
t-il.  Il  admet  le  fait  de  la  liberté,  attesté  par  la  conscience; 
il  fait  remarquer  ensuite  et  avec  raison  que  la  liberté  est 
limitée  par  la  nature,  qu'elle  est  plus  ou  moins  grande 
selon  les  objets  et  les  circonstances.  Cependant  il  faut 
expliquer  cette  liberté,  fût-elle  même  un  minimum.  Il  re- 
proche aux  spiritualistes  d'avoir  exagéré  souvent  la  liberté 
humaine  et  d'avoir  ainsi  donné  prise  aux  objections  des 
fatalistes.  C'est  vrai,  et  l'on  ne  doit  pas  oublier  que 
l'homme  n'est  pas  libre  de  tout  vouloir,  ni  de  vouloir  à 
tout  instant  le  peu  qui  lui  est  permis.  Mais  qu'il  nous 
explique  à  son  tour  comment  la  moindre  liberté  peut  bien 
sortir  d'une  création  fatale,  surtout  si  la  conservation  du 
monde,  comme  il  paraît  l'admettre,  n'est  rigoureusement 
parlant  qu'une  création  continuée. 

Embarrassé  par  sa  théorie  de  l'immanence,  il  fait  remar- 


124  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

quer  d'abord  que  les  partisans  de  la  transcendance  sont 
embarrassés  à  leur  tour,  lorsqu'il  s'agit  de  concilier  la 
liberté  humaine  avec  la  prescience  divine.  Mais  ici  encore, 
si  nous  sommes  arrêtés  par  des  obscurités  impénétrables, 
qui  bornent  toutes  nos  connaissances  et  reculent  toujours 
sans  se  dissiper  jamais,  du  moins  nous  ne  sommes  pas  en 
présence  de  l'absurde.  Il  ajoute  ensuite  que  la  liberté  hu- 
maine s'explique  très  bien  dans  sa  théorie,  parce  que 
l'homme  est  une  cause  et  qu'il  cherche  une  fin.  Ce  qui  meut 
l'homme,  c'est  l'attrait  de  cette  fin  ou  l'amour.  C'est  là, 
selon  lui,  la  véritable  grâce  des  théologiens.  L'amour  de 
l'idéal  est  l'aiguillon  qui  excite  l'homme  à  la  poursuite  du 
bien.  Cet  amour  ou  cette  grâce  est  répandu  de  quelque 
manière  dans  toute  la  nature,  car  tout  être  créé  obéit  à 
une  tendance  irrésistible  vers  le  bien.  M.  Vacherot  va  plus 
loin  encore.  Ce  principe,  selon  lui,  n'est  pas  étranger  à 
l'homme;  il  n'est  pas  non  plus  une  faculté  ou  une  partie 
de  son  être,  «  il  en  est  le  fond,  il  est  l'être  même  ».  Dieu  ne 
se  donne  pas  tout  entier  dans  son  incessante  création,  mais 
«  il  y  laisse  quelque  chose  de  son  essence.  C'est  sa  grâce, 
c'est-à-dire  l'irrésistible  attraction  du  bien.  » 

Sans  parler  de  ce  qu'elles  renferment  d'erroné  au  point 
de  vue  théologique,  ces  explications  sont  trop  favorables 
au  panthéisme  pour  que  nous  puissions  les  admettre.  Elles 
rendent  compte  sans  doute  de  la  présence  et  de  l'action  in- 
times de  Dieu  dans  la  nature;  mais  cette  présence  et  cette 
action  ne  sont  données  qu'au  prix  d'une  confusion  de  Dieu 
avec  ses  œuvres.  De  plus  il  paraît  impossible  de  concilier 
cette  doctrine  avec  la  liberté  humaine.  M.  Vacherot  assimile 
celle-ci,  semble-t-il,  à  une  spontanéité  intelligente.  Mais  il 
y  a  deux  manières  d'être  soumis  à  la  nécessité.  Soit  que  la 
cause  efficiente  nous  pousse  fatalement,  soit  que  la  cause 
finale  nous  attire  invinciblement,  nos  actions  sont  égale- 
ment nécessitées  :  l'attrait  de  la  cause  finale  peut  n'être  pas 
moins  irrésistible  que  l'impulsion  de  la  cause  efficiente; 
le  déterminisme  intellectuel  n'est  pas  moins  incompatible 
avec  la  liberté  que  le  mécanisme.  Il  ne  fallait  donc  pas 
se  borner  à  dire  que  l'homme  est  une  force  spontanée  et 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  12? 

qu'il  est  attiré  constamment  par  le  bien;  mais  il  fallait 
encore  montrer  comment,  tout  en  cédant  à  l'attrait  invin- 
cible du  bien  en  général,  l'homme  est  libre  quant  aux 
moyens  à  prendre  et  aux  choix  à  faire,  c'est-à-dire  quant 
aux  biens  particuliers. 

M.  Vacherot  termine  par  un  nouveau  mais  insuffisant 
hommage  rendu  au  christianisme,  qu'il  persiste  à  regarder 
comme  une  simple  forme  symbolique  et  populaire  de  la 
philosophie.  «  Aucune  philosophie,  dit-il,  n'a  mieux  com- 
pris que  le  Christianisme  les  vrais  rapports  de  l'homme  à 
Dieu,  sous  la  forme  mystique  qu'il  a  donnée  à  sa  doctrine.  » 
Comparant  ensuite  le  stoïcisme  au  christianisme,  il  accorde 
la  supériorité  à  ce  dernier,  parce  qu'il  est  la  religion  de 
l'amour.  La  croix,  dit-il,  est  «  le  symbole  de  cet  immxense 
amour  dont  le  Christ  a  donné  l'exemple,  et  qui  a  vaincu  et 
conquis  le  monde  par  sa  toute-puissante  douceur.  »  Mais 
cet  amour,  hélas  !  de  même  que  la  grâce,  n'est  à  ses  yeux 
que  l'attrait  naturel  du  bien.  «  Toute  force,  dit  il,  vient  de 
l'amour.  C'est  la  grâce  des  théologiens.  Voilà  le  mystère 
dont  il  ne  faut  chercher  l'explication  que  dans  la  conscience, 
de  même  que  beaucoup  de  mystères  que  la  foi  théologique 
oppose  à  la  raison  humaine  comme  autant  de  barrières 
infranchissables...  La  psychologie  est  la  clef  qui  ouvre  le 
sanctuaire  de  la  théologie.  »  Cousin  et  Jouffroy  ont  tenu 
le  même  langage.  Mais,  du  moins,  en  niant  le  Dieu  de  la 
révélation,  ou  en  le  confondant  avec  le  Dieu  de  la  nature, 
méconnaissant  ainsi  la  distinction  profonde  de  l'ordre 
surnaturel  et  de  l'ordre  naturel ,  ils  ont  mieux  su  le 
distinguer  de  ses  œuvres  et  reconnaître  sa  réalité,  son 
indépendance  et  sa  personnalité.  Le  spiritualisme  de 
M.  Vacherot,  au  contraire,  supprime  non  seulement  le 
surnaturel,  la  révélation,  la  grâce  proprement  dite,  mais 
encore  Dieu  lui-même  pour  n'en  garder  que  le  nom. 


120  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

III 


CONCLUSION.    —    DE    l'ÉVOLUTION 


Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  les  dernières  con- 
clusions de  ce  système.  Il  aboutit  à  une  certaine  évolution^ 
que  M.  Vacherot  appelle ^;z(3/e,  pour  la  distinguer  de  V évo- 
lution fatale  soutenue  par  les  évolutionnistes.  La  seule 
création  qu'il  admette  est  «  éternelle,  incessante,  néces- 
saire... elle  est  la  vie  divine  »  ;  elle  n'est  au  fond  que  le 
passage  de  l'être  universel,  qui  est  partout,  aux  êtres  indi- 
viduels, qui  remplissent  le  Cosmos  de  leur  prodigieuse 
variété.  Il  n'y  a  rien  dans  cette  conception  de  l'ensemble  et 
du  développement  des  choses  que  les  évolutionnistes  ne 
puissent  accepter.  Il  expose  avec  une  sorte  de  complaisance 
les  théories  de  M.  Spencer,  le  représentant  le  plus  célèbre 
de  l'évolutionnisme  et  du  positivisme  modernes;  il  estime 
avec  lui  que  l'évolution  triomphe  aujourd'hui  dans  la 
science.  A  l'origine,  toutes  les  parties  de  l'univers  étaient 
homogènes,  nulle  différence  entre  elles;  mais  la  variété  et 
l'ordre  que  nous  admirons  aujourd'hui  ne  tardèrent  pas  à 
s'y  introduire  et  à  changer  progressivement  le  chaos  primi- 
tif en  un  séjour  merveilleux.  L'œuvre  fut  lente  sans  doute, 
comme  toutes  les  œuvres  du  temps  ;  mais  elle  se  continua 
invinciblement  à  mesure  que  s'accumulaient  les  millénaires 
et  les  millions  d'années.  Après  l'évolution  de  l'éther,  qui 
aboutit  à  la  division  de  la  matière  en  impondérable  et  en 
pondérable,  il  y  eut  l'évolution  solaire,  qui  aboutit  à  la 
distinction  des  planètes  de  notre  système.  La  terre  à  son 
tour  entra  dans  les  phases  de  son  développement  ;  elle  se 
concentra  peu  à  peu  à  mesure  qu'elle  se  différenciait;  les 
corps  réputés  simples  en  chimie,  se  fixaient,  grâce  à  des 
circonstances  et  à  des  énergies  que  l'homme  ne  peut  ren- 
contrer aujourd'hui  ni  reproduire;  les  liquides,  puis  les 
solides  se  précipitaient  en  masse  vers  le  centre,  et  les  couches 
terrestres  commençaient  à  se  former.  Enfin  apparurent  les 
premiers  êtres  vivants,  les  plantes  les  plus  simples,  des 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  127 

organismes  rudimentaires  ;  la  vie  se  développa  jusqu'à 
l'intelligence  humaine.  Les  hommes  formèrent  à  eux  seuls 
un  monde  nouveau,  bien  supérieur  au  précédent,  le  monde 
social,  qui  commença  bientôt  son  évolution,  à  l'exemple  du 
monde  physique,  et  qui  ne  cesse  de  la  poursuivre  avec  tout 
le  reste  de  la  nature.  Les  familles  et  les  agglomérations 
humaines  se  rapprochèrent,  se  combattirent  et  finalement 
s'unirent,  comme  l'avaient  fait  les  éléments  primitifs -,  les 
sociétés  se  centralisèrent  et  se  différencièrent,  comme 
s'étaient  concentrés  et  différenciés  les  globes  qui  roulent 
dans  Tespace;  leur  structure  devint  de  plus  en  plus  savante, 
compliquée;  l'organisme  social  fut  construit  pièce  à  pièce; 
il  se  développa  en  même  temps  que  la  vie  sociale  devenait 
plus  intense,  plus  parfaite,  et  que  sur  l'ordre  physique  pré- 
valait l'ordre  moral.  Enfin  celui-ci,  dans  ce  qu'il  a  de  plus 
élevé,  a  subi  à  son  tour  les  lois  de  l'évolution  :  religion, 
science,  art,  civilisation  et  liberté,  tout  se  développe,  tout 
passe  par  diverses  phases  que  la  philosophie  de  l'histoire 
s'applique  à  déterminer. 

M.  Vacherot  n'éprouve  guère  que  de  l'admiration  pour 
cette  théorie.  Il  admet  en  définitive  les  prétentions  prin- 
cipales des  évolutionnistes.  S'il  reconnaît  franchement  que 
la  génération  spontanée  n'est  qu'une  hypothèse  arbitraire, 
s'il  reconnaît  également  que  la  science  n'est  point  favorable 
au  transformisme  ou  à  la  mutabilité  des  espèces,  il  n'en 
conclut  pas  moins  cependant  que  la  matière,  créée  ou  non, 
devait  contenir  tous  les  principes  de  son  développement, 
et  que  par  conséquent  elle  a  dû  se  transformer  à  certains 
moments  marqués  par  la  Providence,  ou  du  moins  par  la 
Nature.  «  Est-il  possible,  en  bonne  philosophie,  dit-il,  de 
supposer  qu'il  a  fallu  au  Créateur,  en  admettant  une  créa- 
tion primitive,  mettre  de  nouveau  la  main  à  son  œuvre  à 
chacune  des  transformations  qui  ont  fait  de  la  matière 
première  le  Cosmos  que  nous  a  révélé  la  science  moderne  ? 
Il  faut  donc  admettre  que  cette  matière,  créée  ou  non, 
recelait  en  elle  la  puissance  transformatrice  dont  le  déve- 
loppement progressif  a  produit  ce  merveilleux  Univers. 
Voilà  comment  la  philosophie  de  l'évolution  s'impose  à  la 


128  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

pensée  moderne,  quelque  doctrine  que  l'on  professe  d'ail- 
leurs sur  l'origine  première  des  choses.  » 

Nous  ne  pouvons  nous  abstenir  ici  d'une  explication  sur 
cette  théorie  séduisante,  où  de  grandes  vérités  se  trouvent 
alliées  à  de  graves  erreurs.  Ce  qu'elle  renferme  de  vrai, 
c'est  la  loi  du  développement  universel,  loi  qui  n'est  pas 
connue  d'aujourd'hui  seulement ,  mais  dont  les  sciences 
modernes,  en  étendant  prodigieusement  les  limites  de  nos 
connaissances  de  la  nature,  ont  montré  la  merveilleuse 
portée.  Le  monde,  avec  tout  ce  qu'il  contient,  se  développe  ; 
tout  vit  ou  se  meut  vers  un  but,  rien  n'est  immobile  :  c'est 
la  loi.  Elle  gouverne  les  globes  célestes  et  les  atomes,  les 
corps  bruts  et  tous  les  règnes  de  la  nature,  le  monde  phy- 
sique et  le  monde  moral,  la  terre  et  les  hommes.  De  là  ce 
mouvement  et  ce  progrès  dans  l'histoire  générale  du 
monde;  de  là  cette  gradation  dans  l'apparition  des  êtres 
à  la  surface  de  la  terre;  de  là  enfin  cette  continuité  qui  fait 
que  toutes  les  parties  de  la  création  se  tiennent  et  sont 
solidaires  les  unes  des  autres.  Mais  cette  loi  du  dévelop- 
pement nous  oblige-t-elle  à  admettre  le  transformisme  ?  — 
D'aucune  manière;  car  le  moins  parfait  ne  peut  donner  le 
plus  parfait,  le  moins  ne  peut  donner  le  plus.  Il  n'est  pas 
possible  que  de  la  matière  brute  soit  sortie  la  vie  avec  toutes 
ses  merveilles  ;  il  n'est  pas  possible  surtout  que  de  l'anima- 
lité soit  sortie  la  raison  humaine,  qui  connaît  l'infini  et 
aspire  à  le  posséder.  La  loi  du  développement  universel 
s'explique  donc,  comme  l'ordre  et  l'harmonie  de  l'univers, 
par  les  conseils  très  sages  d'une  Providence  et  par  l'action 
toute-puissante  de  l'Auteur  des  choses. 

Mois  du  moins  ne  pouvons-nous  pas  admettre  que  le 
Créateur  ait  donné  à  la  matière,  dès  l'origine,  une  puis- 
sance telle  qu'elle  se  soit  transformée  ensuite  d'elle-même 
aux  moments  marqués  par  sa  Providence?  De  même  que 
l'insecte  se  métamorphose  quand  il  est  arrivé  à  une  cer- 
taine période  de  son  existence,  ainsi  la  matière,  créée  de 
Dieu  et  ayant  reçu  à  l'origine  la  force  nécessaire  pour  tout 
développement  ultérieur,  se  serait  organisée  d'elle-même, 
à  un  moment  donné,  en  plante,  puis  en  animal,  etc.  On 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  1  29 

fait  une  exception  pour  l'àme  humaine,  qui  est  spirituelle, 
et  qui  a  été  créée  à  l'image  de  Dieu.  Mais  on  estime  qu'en 
satisfaisant  aux  autres  prétentions  de  l'évolutionnisme, 
système  avec  lequel  il  faut  de  plus  en  plus  compter,  on  le 
conciliera  très  bien  avec  le  spiritualisme  et  la  foi  chrétienne. 
Cette  conception  d'un  Dieu  créateur,  qui  détermine  dès 
l'origine  dans  la  matière  toutes  les  générations  futures, 
paraît  même  mieux  s'accorder  avec  l'idée  que  nous  devons 
nous  faire  delà  sagesse  et  de  la  puissance  infinies.  L'inter- 
vention de  l'ouvrier  dans  le  fonctionnement  de  son  œuvre, 
accuse,  en  effet,  une  double  imperfection:  l'une  dans 
l'œuvre  elle-même,  incapable  de  se  suffire  ;  l'autre  dans 
l'ouvrier,  qui  manque  de  savoir  ou  de  savoir-faire. 

Cependant,  malgré  ce  que  ce  raisonnement  présente  de 
spécieux,  nous  persistons  à  regarder  cette  conception  de  la 
création  et  de  son  développement  comme  insoutenable  en 
philosophie.  En  effet,  les  partisans  de  cette  évolution  mi- 
tigée, admettent,  comme  l'admet  M.  Vacherot,  qu'il  y  a 
dans  les  corps  une  puissance  de  transformation,  en  vertu 
de  laquelle,  par  exemple,  à  un  moment  donné,  une  portion 
de  minéral  se  change  en  plante.  Mais  cette  puissance  de 
transformation  ne  peut  être  une  force  mécanique  ou  phy- 
sique ;  elle  doit  être  du  même  ordre  que  les  effets  qu'elle 
produit  :  c'est  donc  une  force  vitale,  et  une  force  telle 
qu'elle  constituera  un  individu  organisé  avec  tout  ce  qui 
lui  est  nécessaire  et  capable  de  se  reproduire.  Mais  cette 
force  vitale  si  complète,  puisqu'elle  est  déjà  toute  la  vie 
végétative  ou  animale  en  principe,  ne  subsiste  pas  sans  un 
sujet  ou  une  substance  qu'elle  détermine  et  spécifie,  puis- 
qu'elle est  son  attribut  essentiel  le  plus  noble.  La  matière 
où  réside  une  pareille  force,  n'est  donc  pas  une  matière 
brute,  inorganique;  elle  est  déjà  une  matière  vivante,  au 
moins  en  principe  :  c'est  un  germe  tout  au  moins.  Or  le 
germe,  si  lent  soit-il  à  se  développer,  est  du  même  ordre 
et  de  la  même  espèce  que  l'être  organique  dont  il  est  la 
cause.  Donc,  la  matière  qui  pourrait,  par  sa  propre  vertu, 
se  transformer  en  plante  et  en  animal,  ne  serait  déjà  plus 
une  simple  matière,  elle  appartiendrait  en  réalité  à  tous  les 


1  3o  T'X    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

ordres  de  la  nature.  Nous  aboutirions  ainsi  à  la  confusion 
des  règnes,  des  genres  et  des  espèces. 

L'erreur  des  partisans  de  cette  évolution  mitigée,  comme 
aussi  des  transformistes  qui  rejettent  une  âme  spirituelle 
et  un  Dieu  créateur,  provient  de  ce  qu'ils  ne  distinguent  pas 
convenablement  les  causes  formelles  de  la  cause  matérielle. 
Celle-ci  est  un  principe  intrinsèque  et  passif  de  tous  les 
êtres  corporels  de  la  création  ;  en  ce  sens,  la  matière  est 
tout  en  puissance  passive  :  elle  peut  devenir  plante,  animal, 
entrer  dans  le  corps  humain,  concourir  à  notre  vie  sensible 
et  même  à  notre  vie  intellectuelle.  Mais  cette  matière  n'est 
spécifiée,    elle  n'est  déterminée  que  par  quelque    forme 
substantielle,  c'est-à-dire  un  principe  intrinsèque,  essen- 
tiel et  actif,  dont  l'efficacité  ne  s'étend  pas  au-dessus  de  sa 
propre  espèce,  car  le  moins  ne  donne  pas  le  plus.  A  ne 
considérer  que  la  matière  première,  principe  commun  des 
choses  sensibles,  il  n'y  a  pas  de  distinction  entre  les  corps  : 
ce  sont  les  formes  qui  introduisent  les  différences  essen- 
tielles, la  stabilité  des  espèces  et  l'harmonie.  Au-dessus  de 
toutes    les  formes  substantielles  est  une  première  cause 
efficiente.  Dieu,  qui  les  a  produites  et  dont  la  Providence 
avait  prévu   et  marqué  dès  l'origine  le  développement  de 
l'univers.  Il  n'a  point  à  intervenir  par  un  acte  de  création 
ni  par  un  acte  de  production  dans  le  cours  de  la  vie  univer- 
selle; caria  conservation  et  la    multiplication  des  espèces 
vivantes  s'accomplit  suivant  certaines  lois  posées  dès  l'ori- 
gine. Les  causes  secondes  ont  une    vertu  propre,  propor- 
tionnée à  leur  nature,  et  elles  agissent  efficacement  avec  le 
seul  concours  de  Dieu.  Mais   si  des  espèces    proprement 
dites,  si  des  règnes  nouveaux  apparaissent  à  la  surface  de  la 
terre,  son   intervention  est  nécessaire  ;  lui  seul  peut  pro- 
duire le  premier  être  qui  sera  l'origine  de  son  espèce.  Cette 
production   n'est  pas   une   création   proprement  dite,  car 
Dieu  ne  fait  pas  de  rien  les  espèces  végétales  ou  animales  : 
il  se  sert  à  cet  effet  d'une  matière  préexistante;  mais  cette 
production  est  une  œuvre  divine,  au  moins  médiatement, 
car  elle  a  Dieu  pour  auteur  principal.  Cette  intervention  ne 
diminue  en  rien  la  sagesse   et  la  puissance  du   Créateur. 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  I  S  I 

//  n'y  a  rien  de  jnl  dans  la  maison  de  Jupiter^  disait  un 
ancien  :  le  même  Dieu  qui  veille  sans  rien  perdre  de  sa 
grandeur  sur  le  moindre  insecte  et  sur  l'atome,  peut  sans 
déchoir  former  et  semer  lui-même  les  premiers  germes 
que  sa  be'nédiction  ensuite  fera  lever.  Cette  intervention 
n'accuse  pas  une  défaillance  en  Dieu  ni  une  imperfection 
dans  son  œuvre  :  elle  marque  seulement  l'indigence  et  la 
dépendance  naturelles  de  la  créature. 

A  plus  forte  raison  devons-nous  repousser  l'hypothèse 
de  l'évolution  telle  qu'elle  est  présentée  par  les  évolution- 
nistes  les  plus  décidés.  Ceux-ci,  en  effet,  ne  suppriment 
pas  seulement  les  formes  substantielles  et  toute  distinction 
absolue  entre  les  espèces  :  ils  suppriment  encore  la  divinité 
et  étendent  l'hypothèse  de  l'évolution  jusqu'à  l'âme 
humaine.  M.  Vacherot  n'oppose  pas  toujours  assez  sa 
doctrine  à  la  leur.  Sans  doute,  l'évolution  qu'il  soutient 
n'est  pas,  il  l'espère  du  moins,  une  évolution  fatale,  c'est- 
à-dire  sans  idéal  et  sans  liberté.  Il  remarque  très  bien  que 
l'évolution  de  l'éther,  de  la  matière  pondérable  et  des  corps 
vivants  n'explique  rien,  si  l'on  ne  suppose  une  finalité,  une 
idée,  (f  C'est  l'unité  en  tout,  dit-il,  qui  fait  l'ordre,  et  c'est  la 
pensée  finale  qui  fait  l'unité.  Il  n'est  pas  nécessaire,  comme 
le  veut  le  panthéisme,  d'identifier  le  monde  avec  Dieu  pour 
comprendre  l'ordre  cosmique.  Il  suffit  d'y  mettre  la  pensée 
divine  qui  fait  l'unité.  »  —  Cela  est  vrai,  mais  une  fois 
encore  nous  ferons  observer  que  la  pensée  suprême  qui 
donne  à  Tunivers  sa  merveilleuse  unité,  ne  peut  pas  être 
séparée  d'un  Dieu  souverainement  intelligent  et  puissant, 
en  même  temps  cause  efficiente  et  cause  finale.  La  pensée 
divine  ne  peut  rien,  elle  n'est  rien,  si  elle  n'est  la  pensée 
d'un  Dieu  conscient,  personnel  et  tout-puissant. 

M.  Vacherot  se  sépare  avec  raison  de  M.  Spencer,  qui 
rejette  la  finalité  et  n'admet  qu'une  évolution  fatale;  mais 
nous  ne  pouvons  le  suivre  quand  il  ne  place  à  l'origine  des 
choses  qu'un  parfait  purement  idéal.  Le  parfait,  et  un  par- 
fait réel,  est  absolument  avant  l'imparfait;  l'infini  réel  est 
avant  le  fini.  La  seule  priorité  qu'on  puisse  accorder  à  l'im- 
parfait sur  le  plus  parfait,  c'est  une  priorité  relative,  par 


\:>2  UN    SPIRITUAL[SME    SANS    DIEU 

exemple  une  priorité  de  mo3^en  ou  de  connaissance.  C'est 
ainsi  que  nous  connaissons  l'imparfait   avant  le  parfait  et 
que  le  moins  parfait  peut  servir  à  atteindre  et  même  à 
réaliser,  à  composer  le   plus  parfait.    Les   évolutionnistes 
n'ont  pas  saisi  toutes  ces  différences  et  ils  ont  conclu  d\me 
priorité  relative  à  une  priorité  absolue.  Parce  que  la  matière 
entre    comme    un  élément   dans  tous  les   corps,   ils   l'ont 
regardée  comme   un  principe  universel  et  suffisant  -,  ils  ont 
renouvelé  ainsi  l'erreur   des  anciens  naturalistes  grecs,  si 
bien  réfutés  par  Anaxagore    d'abord,    puis   par   Platon  et 
Aristote.  M.  Vacherot  ne  partage  pas  cette  erreur  ou  ne  la 
partage  pas  tout  entière.  Il  a  reconnu    du  moins   que   la 
priorité  appartient  absolument  à  la  cause  finale  sur  la  cause 
matérielle  ;  seulement  il  n'a  pas  fait  une  juste  part  à  la  pre- 
mière cause  efficiente.  Il  ne  veut  pas  reconnaître   que    le 
monde  est    inexplicable    sans  un    auteur  intelligent,    per- 
sonnel, souverainement  sage  et  puissant.  En  confondant 
Dieu  avec   Tétre   universel,  il  est  obligé   de  lui  refuser  la 
personnalité,  une  existence  et  des  perfections  indépendantes 
de  ce  monde  ;  et  en  le  mêlant  essentiellement  au  monde,  il 
donne  la  main  aux  panthéistes.  Vainement  ensuite  il  assure 
contre  eux  que  le  monde  et  Dieu  ne   sont  pas  identiques, 
qu'ils  ne  forment  pas  une  même   substance   :    Dieu   et    le 
monde  ne  se    distinguent  plus   que  logiquement,  comme 
l'être  universel  se  distingue  des  êtres  particuliers;  or  cette 
distinction  ne  suffit  pas.  L'évolution  qu'il  tâche  ensuite  de 
substituer  à  la  création  ex  nihilo  et  aux  œuvres  divines,  est 
également    inadmissible    :    elle    confond   tous  les  degrés 
d'être.    Ce   n'est   pas    sur   ce    terrain  que  la    philosophie 
ancienne  et  la  science  moderne  pourront  se  réconcilier  et 
contracter  une  alliance  durable. 

La  science  positive  demande  aujourd'hui  à  la  philosophie 
des  concessions  injustes,  qui  seraient  pernicieuses  à  la 
science  elle-même.  Elle  le  comprendra  certainement  plus 
tard,  si  la  philosophie  de  son  côté  use  à  la  fois  de  modéra- 
tion et  de  fermeté.  Qu'elle  ne  cède  sur  aucun  principe  es- 
sentiel de  la  métaphysique,  de  la  ps3xhologie,  de  la  morale. 
Sous  prétexte  de  terminer  une  guerre  désavantageuse  aux 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  I  33 


deux  parties  qui  la  soutiennent,  elle  ne  doit  point  pactiser, 
contre  toute  justice,  avec  une  science  incomplète  qui  la 
ruinerait  par  ces  concessions,  en  attendant  qu'elle  se  dé- 
mentît elle-même.  M.  Vacherot  dépasse  le  but,  il  pose  mal 
les  conditions  de  la  paix  et  de  l'alliance.  Il  faudra  toujours 
opposer,  quoi  qu'il  dise,  l'esprit  à  la  matière,  Dieu  à  la 
nature,  l'ordre  surnaturel  à  l'ordre  naturel.  Ce  n'est  pas 
que  les  rapports  de  tous  ces  termes  entre  eux  ne  soient 
intimes  et  constants,  mais  ils  n'engendrent  aucune  con- 
fusion. M.  ^^acherot  sacrifie  injustement  chacun  d'eux  à 
son  opposé.  Il  croit  servir  la  cause  du  spiritualisme  en 
expliquant  la  matière  d'une  manière  spirituelle  ;  mais  la 
matière  ne  monte  guère  de  cette  manière  qu'à  la  condition 
que  l'esprit  descende.  Il  croit  mieux  résister  au  panthéisme 
en  n'opposant  plus  Dieu  à  la  nature;  mais  il  ne  voit  pas 
que  si  Dieu  est  quelque  chose  dans  la  nature,  il  doit  être 
tout.  Enfin  il  nie  le  surnaturel  ou  l'explique  comme  un  pur 
s3aTibole;  mais  il  supprime  arbitrairement  ou  néglige  d'ex- 
pliquer un  ensemble  de  faits  prodigieux,  avec  lesquels  la 
raison  des  philosophes  devrait  mieux  compter.  Il  ne  voit 
pas  qu'en  fermant  obstinément  les  yeux  devant  les  faits  de 
l'ordre  surnaturel,  on  se  prépare  à  méconnaître  l'ordre  des 
faits  purement  spirituels,  qui  est  immédiatement  inférieur  : 
le  rationalisme  prépare  le  positivisme. 

Parmi  les  explications  qui  terminent  le  Nouveau  Spiri- 
tualisme^ il  en  est  qui  paraissent  inspirées  par  la  plus  belle 
et  la  plus  pure  philosophie  ;  mais  elles  ne  corrigent  pas  les 
doctrines  précédentes.  «  Le  Dieu  de  la  métaphysique,  nous 
dit-on,  loin  d'être  une  simple  loi  de  l'être,  est  l'Etre  par 
excellence,  le  fond  même  de  toute  existence^  la  cause  pre- 
mière de  toute  activité.  Il  est  TEtre  des  êtres,  la  Cause  des 
causes,  la  Fin  des  fins.  Voilà  comment  il  est  le  véritable 
absolu.  »  Sauf  en  un  point,  cette  déclaration  nous  paraîtrait 
irréprochable;  on  la  croirait  tombée  des  lèvres  d'un  déiste 
ou  même  d'un  philosophe  chrétien.  Mais  elle  n'a  point 
sous  la  plume  de  M.  Vacherot  le  sens  aussi  correct  que 
profond  qu'on  serait  disposé  à  lui  prêter.  Il  faut  expliquer, 
en  effet,  cette  définition  par  la  proposition  fausse  et  pan- 


1  34  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

théiste  qu'elle  contient.  C'est  au  sens  propre  que,  d'après 
M.  A'acherot,  le  Dieu  de  la  métaphysique  est  le  fond  de 
toute  existence  ;  d'où  il  suit  qu'il  ne  peut  être  séparé  de  la 
nature  et  que  par  lui-même  il  est  indéterminé,  impersonnel 
et  inconscient.  Quant  au  Dieu  de  la  psychologie,  il  n'est 
qu'un  idéal,  il  n'existe  pas,  ou  n'existe  que  dans  notre 
pensée.  Est-il  possible,  sans  abuser  du  langage,  de  con- 
server à  ces  deux  objets  de  la  pensée  le  nom  de  Dieu  ?  La 
théodicée  de  M.  Vacherot  est  donc  nulle,  puisqu'elle  sup- 
prime l'objet  même  de  cette  science.  Ce  qui  lui  reste  encore, 
c'est  une  métaphysique  mutilée.  Il  démontre  très  bien 
contre  les  positivistes  que  les  sciences  ont  besoin  d'une 
connaissance  supérieure,  qui  embrasse  le  monde  moral  et 
le  monde  invisible,  qui  cherche  les  raisons,  les  causes,  et 
ramène  tout  à  l'unité.  Mais  il  n'arrive  pas  à  déterminer 
suffisamment  les  différences  de  l'esprit  et  de  la  matière,  ni 
à  montrer  qu'à  la  dernière  fin  répond  une  première  cause 
efficiente. 

En  résumé,  un  spiritualisme  imparfait,  une  métaphysique 
incomplète,  une  théodicée  apparente,  telle  est  la  philoso- 
phie de  M.  Vacherot.  Et  cependant  il  ne  veut  pas  abandonner 
ces  débris;  il  les  défend  contre  le  positivisme  et  le  maté- 
rialisme modernes  avec  un  savoir,  une  conviction  et  une 
énergie  qu'on  voudrait  voir  au  service  d'une  meilleure 
doctrine.  Le  spectacle  de  la  guerre  faite  à  Dieu  et  à  la 
religion  par  un  athéisme  prétentieux  et  ignorant,  une 
impiété  railleuse  et  violente,  l'irrite  et  l'attriste  plus  encore. 
On  ne  peut  lire,  sans  éprouver  une  secrète  et  profonde 
sympathie  pour  celui  qui  les  a  écrites,  ces  dernières  lignes 
du  Nouveau  Spiritualisme  :  «  Jadis  nos  rois  avaient  leurs 
bouffons  qui  mêlaient  à  leurs  folies  quelques  paroles  de  . 
raison.  Le  roi  de  nos  jours,  qu'on  appelle  le  public,  a  les 
siens  qui  le  font  rire  a  tout  prix,  sans  le  faire  réfléchir.  Rire 
des  choses  nobles,  cela  s'est  vu.  Rire  des  choses  saintes,  cela 
se  voit  plus  que  jamais.  Pour  rire  de  Dieu,  et  de  cette  façon, 
il  faut  une  sorte  d'esprit  qui  fait  honte  à  l'esprit.  Je  n'ai 
pas  encore  assez  mauvaise  opinion  de  mon  temps  pour 
croire   que  ce  rire   soit  devenu  contagieux.    Mais  n'est-ce 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  l3? 

pas  triste  pour  un  vieux  libre  penseur,  qui  a  vécu  dans  la 
pense'e  de  l'Infini  et  ne  veut  pas  mourir  sans  murmurer 
son  nom  ?  »  —  Puisse  ce  nom  divin  éclairer  enfin  tous  ceux 
qui  le  prononcent  avec  le  même  respect  et  avec  le  même 
amour  de  la  vérité. 

Nous  signalerons,  en  terminant,  plusieurs  articles  remar- 
quables, qui  ont  paru  eli  même  temps  que  les  nôtres  dans 
différentes  revues,  et  concernant  également  le  Nouveau 
Spiritualisme  de  M.  Vacherot,  ou  du  moins  provoqués  par 
cet  ouvrage.  Ils  sont  dus  aux  plumes  les  plus  autorisées  et 
nous  rassureraient  pleinement,  si  nous  pouvions  craindre 
de  nous  être  trompé,  en  accordant  à  l'examen  de  la  philo- 
sophie deM.Vacherot  une  importance  et  une  étendue  excep- 
tionnelles. Le  premier  est  de  Mgr  d'Hulst,  recteur  de 
l'Institut  catholique  de  Paris,  qui  a  publié  dans  les  ^^z^z^iito 
de  Philosophie  clij^étienne.  n°  d'avril,  un  compte  rendu 
critique,  peut-être  un  peu  succinct,  dont  nous  acceptons 
toutes  les  conclusions.  Nous  signalerons  en  second  lieu  un 
article  plus  considérable,  publié  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes^  du  i^^'  juin.  Signé  deM.  Paul  Janet,  professeur  à  la 
Sorbonne,  il  a  pour  titre  :  Le  Testament  dhin  Philosophe. 
L'auteur  s'y  attache  principalement  à  marquer  les  varia- 
tions plus  ou  moins  notables  qu'a  subies  la  philosophie  de 
M.  Vacherot,  et  à  montrer  que  l'auteur  du  Nouveau  Spiri- 
tualisme s'est  rapproché  sensiblement  des  autres  disciples 
ou  successeurs  de  Victor  Cousin.  Mais,  dans  son  désir  d'at- 
ténuer les  différences  des  doctrines  et  de  ménager  des 
rapprochements,  M.  Janet  arrive  à  de  périlleuses  conces- 
sions ;  il  adopte  des  formules  inacceptables  et  grosses  d'er- 
reur. On  en  jugera. 

D'abord  il  remarque  très  bien  que  M.  Vacherot  admet 
finalement  certains  principes  qui,  parfaitement  compris, 
impliquent  une  théodicée  irréprochable.  Tels  sont  les  sui- 
vants :  Dieu  ne  devient  pas,  il  ne  se  fait  pas;  il  est  réel  ; 
il  se  distingue  du  monde  ;  il  est  cause  créatrice  et  cause 
finale  suprême.  M.  Janet  se  flatte  d'avoir  été  pour  quelque 
chose  dans  cette  dernière  concession.  Elle  est  importante. 


I  .•)6  UX    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

sans  doute,  non  moins  que  les  précédentes  ;  mais  nous 
avons  vu  comment  M.  Vacherot  les  interprète  et  maintient 
concurremment  d'autres  déclarations,  qui  suppriment  Dieu 
ou  le  confondent  avec  la  nature.  M.  Janet  passe  un  peu  légè- 
rement sur  celles-ci  ;  il  paraît  même  ne  les  repousser  qu'im- 
parfaitement. C'est  ainsi  qu'il  accorde  à  M.  Vacherot  que 
Dieu  n'est  pas  personnel.  «  Concluons,  dit-il  que  Dieu 
n'est  pas  une  personne,  mais  qu'il  est  l'essence  et  la  source 
de  toute  personnalité;  il  est  ce  qui  rend  la  personnalité 
possible;  il  n'est  pas  impersonnel,  mais  il  est  supraper- 
sonnel.  (p.  576).  )>  Si  M.  Janet  veut  dire  sei;lement  que  la 
personnalité  divine  est  incomparablement  au-dessus  de  la 
nôtre,  qui  est  la  seule  que  nous  connaissions  directement, 
nous  ne  le  contredirons  pas.  Nous  dirons  aussi,  pour  la 
même  raison, que  Dieu  est  supra-intelligent ,  supra-spirituel 
etc.;  mais  le  caractère  suréminent  de  son  intelligence  et  de 
son  esprit  ne  nous  permet  point  de  nier  cette  intelligence 
ou  cet  esprit.  Pourquoi  donc  la  disproportion  qu'il  y  a  de 
la  personnalité  divine  à  la  nôtre  nous  permettrait-elle 
de  dire  que  Dieu  n'est  pas  une  personne?  M.  Janet  accorde 
que  Dieu  est  esprit,  bien  que  l'esprit  exclue  la  matière  : 
pourquoi  refuse-t-il  d'accorder  que  Dieu  est  personne, 
bien  que  le  moi  exclue  le  non-moi?  Il  croit  faire  Dieu  plus 
grand  en  ne  lui  assignant  aucune  personnalité;  mais  l'in- 
fini n'est  pas  diminué  en  se  distinguant  personnellement 
du  fini.  De  plus,  s'il  n'y  a  pas  de  distinction  personnelle 
entre  l'infini  et  le  fini,  que  deviendra  la  distinction  de 
nature,  de  substance  et  d'essence  ?  Il  y  a  ici  un  grave  dan- 
ger que  M.  Janet  semble  d'autant  moins  apercevoir  qu'il 
s'y  expose  plus  volontiers.  Après  avoir  fait  au  panthéisme 
cette  concession  imprudente,  voici  en  effet  ce  qu'il  ajoute  : 
c(  Mais  si  nous  suivons  le  panthéisme  jusque-là,  nous 
l'abandonnons  au  moment  où,  après  avoir  maintenu 
contre  le  théisme  exclusif  le  privilège  suprême  de  l'infinité 
et  de  l'être,  il  abandonne  et  corrompt  son  propre  principe 
en  faisant  du  fini  le  mode  d'existence  nécessaire  de  la  divi- 
nité. Oui,  r infini  est  au  fond  l essence^  et  si  Von  veut  même 
la  substance  du  fini\  mais  faut-il  admettre  la  réciproque?  )> 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  l  :)J 

En  vérité,  qu'aurons-nous  gagné  contre  le  panthéisme,  si, 
en  refusant  de  lui  accorder  que  le  fini  constitue  l'infini, 
nous  reconnaissons  cependant  avec  lui  que  l'infini  cons- 
titue le  fini,  qu'il  en  est  l'essence  et  la  substance?  Mais 
nous  ne  voulons  pas  insister  outre  mesure  sur  cette  affir- 
mation qui  a  échappé  peut-être  à  son  auteur  :  il  nous  suffit 
de  la  souligner. 

Ce  qui  suit  n'est  pas  de  nature  à  la  corriger.  M.  Janet 
insinue  que  par  la  conscience  nous  pouvons  atteindre  non 
seulement  notre  être,  mais  encore  l'être,  c'est-à-dire  Dieu. 
«  L'être  est  inné  à  lui-même,  dit  Leibniz.  N'est-ce  pas  dire, 
ajoute  M.  Janet,  qui  abuse  ici  d'un  mot  profond,  que  nous 
sentons  l'infini  dans  le  fini,  et  ne  peut-on  aller  jusqu'à 
dire  avec  M.  Ravaisson,  que  nous  sentons  Dieu  en  nous, 
et  suivant  sa  belle  expression  «  qu'il  nous  est  plus  intérieur 
que  notre  intérieur  »  ?  Si  Ton  admet,  en  outre,  avec  Des- 
cartes, que  la  volonté  est  infinie,  absolue,  dire  que  nous 
sentons  en  nous  la  volonté,  n'est-ce  pas  dire  que  nous 
sentons  l'infini?  Dire  que  nous  avons  conscience  du  libre 
arbitre,  n'est-ce  pas  dire  que  nous  avons  conscience  d'être 
au-dessus  de  la  chaîne  des  phénomènes  ?  Or,  cela  n'est 
vrai  que  de  Dieu.  Sentir  le  libre  arbitre,  c'est  donc  sentir 
Dieu  en  nous,  etc.  )>  On  conçoit  que  ce  Dieu,  objet  de  cons- 
cience, soit  celui  de  philosophes  plus  ou  moins  séduits 
par  les  théories  allemandes,  mais  il  n'est  certainement  pas 
le  Dieu  du  vrai  spiritualisme,  ni  ^  plus  forte  raison  le  Dieu 
chrétien.  Celui-ci  remplit  tout  de  sa  présence,  de  son  action 
et  de  sa  grâce  ;  mais  il  ne  saurait  abandonner  sa  person- 
nalité, ni,  à  plus  forte  raison,  partager  avec  nous  un  fonds 
commun  de  nature  ou  d'essence;  il  n'est  pas  l'objet  de 
notre  conscience,  mais  seulement  l'objet  de  notre  raison, 
de  notre  foi  et  de  notre  amour.  Ne  serait-ce  point  assez? 
Nous  repoussons  donc  et  le  panthéisme  et  le  panen- 
théisme,  tel  que  l'explique  M.  Janet. 

Un  troisième  article  que  nous  devons  signaler  est  celui 
que  M.  Lachelier  a  publié  dans  la  ^evue  philosophique^ 
numéro  de  mai  :  il  a  pour  titre  :  Psychologie  et  Métaphy- 
sique. L'auteur  s'y  montre  fidèle  comme  par  le  passé  à  une 


l38  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

sorte  d'idéalisme,  qu'il  essaie  vainement  d'établir,  et  qui  a 
plus  d'affinité  qu'il  ne  le  pense  avec  le  panthéisme.  Et 
d'abord,  c'est  en  vain  que  M.  Lachelier  tente  de  détruire 
l'objectivité  de  l'étendue.  Celle-ci,  ou  plutôt  la  matière, 
dont  elle  n'est  qu'une  qualité,  ne  se  résout  pas  en  élém.ents 
simples  et  subsistants,  mais  bien  en  éléments  indécompo- 
sables eux-mêmes  qui  ne  subsistent  que  conjointement,  à 
savoir  la  matière  première  et  la  forme  substantielle.  L'ob- 
jectivité de  l'étendue  n'est  donc  pas  impossible,  contradic- 
toire ;  ses  éléments  ne  sont  pas  indéterminables,  mais  leur 
existence  est  réelle  et  antérieure  à  l'étendue.  De  plus,  la 
perception,  disons  mieux,  l'illusion  elle-même  d'une  éten- 
due ne  se  conçoit  pas  sans  la  réalité  d'une  étendue,  c'est- 
à-dire  que  l'étendue,  par  là  même  qu'elle  est  perçue 
ou  imaginée,  est  un  fait  distinct  de  la  pensée.  C'est  ce  que 
nous  avons  montré  précédemment,  et  ce  n'est  pas  le  lieu 
de  nous  étendre  davantage  sur  ce  sujet.  Or,  si  notre  thèse 
est  vraie,  c'en  est  fait  du  principe  de  l'idéalisme. 

Mais  là  ne  se  borne  pas  l'erreur  de  M.  Lachelier.  D'après 
lui,  non  seulement  le  monde  extérieur  n'est  qu'un  épa- 
nouissement de  la  conscience,  mais  encore  la  conscience, 
du  moins  la  conscience  supérieure,  intellectuelle,  ne  re- 
lèverait que  d'elle-même  dans  son  développement.  M.  La- 
chelier est  ainsi  amené  à  expliquer  le  77îoi  humain  et  la 
liberté  humaine  comme  si  ce  moi  et  cette  liberté  étaient 
absolument  primitifs  et  divins.  Il  n'est  que  trop  facile  de 
voir  combien  cette  méthode,  avec  les  résultats  qu'elle  en- 
traîne, est  favorable  au  panthéisme.  Qu'on  en  juge  par 
quelques  citations. 

Voici  comment  M.  Lachelier  définit  le  moi  :  «  Nous 
sommes,  en  nous-mêmes,  l'acte  absolu  par  lequel  l'idée  de 
l'être,  sous  sa  troisième  forme  (i),  affirme  sa  propre  vérité  ; 
nous  sommes,  pour  nous-mêmes,  le  phénomène  de  cet 
acte,  ou  cette  rétlexion  individuelle  par  laquelle  chacun  de 
nous  affirme  sa  propre  existence...   L'acte  par  lequel  nous 


(i)   Cette  troisième   forme  de  l'être,  c'est  l'être   verbe  ou  copule  ;  la 
deuxième  forme,  c'est  l'être  attribut  ;  la  première,  c'est  l'être  sujet. 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  1  Sq 

affirmons  notre  propre  être  le  constitue...  tout  entier,  car 
c'est  cet  acte  même  qui  se  réalise  et  se  fixe  dans  notre 
caractère,  et  qui  se  manifeste  et  se  développe  dans  notre 
histoire.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  que  nous  nous  affirmons  tels 
que  nous  sommes,  mais,  au  contraire,  que  nous  sommes 
tels  que  nous  nous  affirmons...  w  (p.  5i5,  5i6).  On  voit 
que  M.  Lachelier  se  montre  le  disciple  des  philosophes 
allemands.  C'est  d'eux  également  qu'il  s'inspire  pour  dé- 
finir la  liberté  humaine.  «  Nous  créons  tous  les  instants 
de  notre  vie,  dit-il,  par  un  seul  et  même  acte,  à  la  fois  pré- 
sent à  chacun  et  supérieur  à  tous.  Nous  avons  conscience, 
dans  chaque  instant,  de  cet  acte  et,  par  suite,  de  notre 
liberté;  et,  d'un  autre  côté,  lorsque  nous  considérons  ces 
instants  les  uns  par  rapport  aux  autres,  nous  trouvons 
qu'ils  forment  une  chaîne  continue  et  un  mécanisme  in- 
flexible. Nous  accomplissons,  en  un  mot,  une  destinée  que 
nous  avons  choisie,  ou  plutôt  que  nous  ne  cessons  pas  de 
choisir  :  pourquoi  notre  choix  n'est-il  pas  meilleur,  pour- 
quoi préférons-nous  librement  le  mal  au  bien,  c'est  ce 
qu'il  faut,  selon  toute  apparence,  renoncer  à  comprendre. 
Expliquer  d'ailleurs,  serait  absoudre  (?),  et  la  psychologie 
ne  doit  pas  expliquer  ce  que  condamne  la  morale  (!).  » 

On  voit,  par  ces  quelques  citations,  que  M.  Lachelier 
n'est  pas  près  de  renoncer  au  langage  «  sibyllin  »  que  lui 
reproche  M.  Vacherot.  Sans  nous  en  plaindre  autrement, 
sans  nous  arrêter  non  plus  aux  concessions  injustes  qu'il 
fait  au  mécanisme,  nous  remarquerons  que  la  liberté  qu'il 
veut  bien  prêter  à  l'homme,  a  plus  d'un  trait  de  ressem- 
blance avec  la  liberté  divine.  Dieu  est  libre,  en  effet,  dans 
tous  ses  actes  extérieurs,  mais  par  un  seul  et  même  conseil, 
qui  ne  change  jamais.  Les  choses  se  déroulent  conformé- 
ment à  ce  conseil  immuable  et  libre  tout  ensemble.  Mais 
qui  ne  comprend  dès  lors  que  cette  liberté,  qui  se  vérifie 
pourDieu,  acte  pur  et  intelligence  infiniequivoittout  dans 
le  même  instant,  est  chimérique  s'il  s'agit  de  l'homme?  La 
liberté  de  l'homme  doit  suivre  la  condition  de  son  intelli- 
gence ;  ses  déterminations  varient  donc  comme  les  conseils 
dont  elle  s'éclaire. 


140  UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU 

Une  autre  étude  qu'il  nous  faut  signaler,  et  qui  a  été 
provoquée  par  la  publication  du  Nouveau  Spiritualisme^ 
est  celle  que  M.  Franck,  l'éminent  professeur  du   Collège 
de  France,  vient  de  commencer  dans  le  Journal  des  Savants. 
Nous  regrettons  que  la  première  partie  seulement  ait  paru 
àce  jour.  L'auteur  s'y  montre,  comme  dans  tous  ses  nom- 
breux et  savants  écrits,  fermement  attaché  aux  principes 
du    spiritualisme  traditionnel.    Nul   n'est   mieux    disposé 
à  les  défendre  contre  toutes   les  attaques,  venues  d'écoles 
d'ailleurs   opposées    entre  elles.    Il    se  déclare  également 
l'adversaire,    et  des  empiristes  qui  veulent  faire   dériver 
toutes  nos  connaissances  de  l'expérience  externe,  et  des 
ps3xhologues  qui  prétendent  édifier  une  métaph3^sique  et 
une  théodicée  sans  prendre  ailleurs  que  dans  le  moi  toutes 
leurs  informations.   C'est  dire   que  1  es  théories  de  M.  Ra- 
vaisson  et  de  M.    Lachelier  ne  trouvent  pas  grâce  devant 
lui  :  il  les  réfute  avec  une  grande  force.  Cependant  le  spiri- 
tualisme, d'ailleurs  si  noble  et  si  élevé  de  M.   Franck,  ne 
nous  paraît  pas   satisfaisant.   M.    Franck,  en   effet,  croit 
devoir  maintenir  contre  M.  Vacherot  certains  points  de  la 
doctrine  de  Cousin,  qui  sont  étrangers  au  véritable  spiri- 
tualisme et  ne  peuvent  lui  susciter,  aujourd'hui   surtout, 
que  des  embarras.    Il   pense,  avec  le  maître,  que  les  idées 
absolues  sont  l'objet  d'une  simple  intuition,   d'une  aper- 
ception  spontanée.  Il  estime  que  l'idée  du  parfait,  de  l'infini 
n'est  pas  suggérée  par  l'idée  de  l'imparfait  et  du  fini.  C'est 
avec  une  vivacité,  à  laquelle  paraît  se  mêler  quelque  indi- 
gnation,  qu'il  s'élève  contre  Topinion  contraire.  Nous  ne 
dirons   rien  de  la  raison  impersonnelle ,  qu'il  s'efforce  de 
maintenir  de  quelque  manière,  mais  avec  des  explications 
et  de  sages  réserves.  Ainsi  corrigé  et  atténué,  le  spiritua- 
lisme de  Cousin  est-il  le  vrai,  est-il  même  admissible?  Nous 
ne^royons  pas  :  il  pêche  et  il  faiblit  par  son  exagération 
même;  et  nous  persistons  à  croire,  avec  M.  Vacherot,  que 
«  cette  sorte  de  révélation  rationnelle  que  l'école  éclectique 
a  empruntée   à   la   tradition  platonicienne...   n'a  pas  tenu 
devant  l'analyse  et  la  critique  de  la  science  contemporaine. 
La  théodicée  n'est  pas  si  facile  que  l'a  cru  cette  école.  » 


UN    SPIRITUALISME    SANS    DIEU  141 

C'est  en  vain  que  M.  Franck  réplique  :  «  Cette  analyse  et 
cette  critique  contemporaines  dont  on  parle  avec  tant  d'or- 
gueil et  une  si  naïve  confiance  me  font  penser  à  ces  gens  à 
qui  les  arbres  dérobent  la  vue  de  la  forêt.  Que  faites-vous 
de  l'esprit  humain,  de  la  raison  humaine,  de  la  foi  de  l'hu- 
manité embrassés  dans  leur  action,  dans  leur  marche,  dans 
leur  vie  historique  si  puissante  et  si  continue?  Sans  avoir 
le  moindre  soupçon  de  la  décomposition  que  vous  lui  faites 
subir,  et  on  peut  l'assurer,  sans  en  prendre  souci  si  elle  la 
connaissait,  la  raison  du  genre  humain,  identique  par  son 
essence  à  celle  de  l'individu  (r),  affirme  spontanément  (!), 
avec  uue  confiance  inébranlable,  l'éternité,  l'infinité,  la 
toute-puissance,  l'insondable  sagesse,  l'idéale  beauté, 
l'absolue  perfection  de  la  loi  divine,  universelle,  immuable, 
qui  commande  aux  actions  humaines  et  à  toutes  les  actions 
d'un  être  libre  et  intelligent.  » 

Eh  bien,  non,  la  raison  humaine,  disons  mieux  la  raison 
individuelle,  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  a  pas  de  raison 
humaine  et  impersonnelle,  n'affirme  pas  spontanément  et 
invinciblement  toutes  ces  grandes  vérités  ;  mais  elle  n'y 
arrive  qu'avec  lenteur,  et  à  travers  mille  dangers,  si  Dieu, 
suppléant  à  sa  faiblesse  et  à  son  ignorance  native,  ne  les 
lui  révèle  par  la  foi,  qui  est  une  grâce,  ou  ne  les  lui  enseigne 
par  la  tradition,  qui  est  un  autre  don  précieux. 

Après  cet  examen  supplémentaire,  notre  conclusion  sera 
donc  toujours  la  même.  Le  spiritualisme  qui  rompt  impru- 
demment avec  la  philosophie  chrétienne,  est  un  spiritua- 
lisme plus  ou  moins  compromis,  tantôt  par  ses  prétentions 
et  tantôt  par  son  insuffisance.  Non  pas  certes  que  la  seule 
base  inébranlable  du  spiritualisme  soit  un  dogme  défini. 
Le  spiritualisme,  comme  doctrine  et  vérité  philosophique, 
est  fondé  essentiellement  sur  l'évidence  et  la  raison.  Mais 
la  raison  qui  se  défie  de  la  foi,  ou  même  qui  la  rejette  injus- 
tement, n'est  pas  loin  de  se  trahir  elle-même  ;  elle  risque 
de  se  perdre,  tantôt  par  présomption  et  tantôt  par  désespoir. 


Lyon.  —  Imprimerie  Vitti':  6c  i-^ettiiussEï,,  rue  Sala,  58. 

Or 


La  Bibliothèque 
Uftiverôité  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  due 


09ï2T5ââ 


a  3  9  0  0  3    00^8 I2b 

BT  101  tB53  1885 

BLONCi  ELIE. 

SPIRITUfiLlSniE  SPNS 


DIE 


CE    BT        010  1 

•B53     ia85 

CUO        6LANC,     E^IE.      SPIRITUAL! 

ACC^     1350401